Première année
Les deux corps s’étaient écrasés avec lourdeur au beau milieu des Monts Zagros. Harald fut le premier à reprendre connaissance. Il remarqua tout de suite Darkhan qui gisait à ses côtés, et le retourna. Le jeune Asiatique semblait simplement inconscient. Harald chercha de l’aide du regard ; rien, ce n’était que des montagnes ocres à perte de vue et ce vent poussiéreux qui lui faisait plisser le regard. Il se pencha sur son compagnon et le secoua doucement pour lui faire reprendre ses esprits.
« Darkhan ! Darkhan ! Réveille-toi ! »
L’Asiatique mit quelques minutes à reprendre vraiment contact avec la réalité. Il dévisagea Harald avec une intensité brûlante. Il avait peur.
« Où sommes-nous ? Où sont les autres ?
- Nous sommes seuls, Darkhan, seuls au beau milieu de ces montagnes. Je me souviens de la Prêtresse, de ce ciel étoilé et plus de cette étrange sensation de libération.
- Oui, ce picotement … Et cette voix ? Tu as bien entendu cette voix ?
- « Marche vers la terre où le soleil se lève ». Oui, j’ai entendu cette voix ».
Les deux éphèbes se mirent en quête d’un abri pour passer la nuit et reprendre leurs esprits. La providence les mena vers une petite grotte. Ils avaient pu conserver leurs affaires : leurs baluchons comportaient un peu de nourriture, deux gourdes, quelques ustensiles de première nécessitée et une statuette d’Athéna. A la pâle lumière du crépuscule, ils entendirent à nouveau cette voix, comme chaque soir jusqu’au terme de leur voyage. Ce fut ainsi que débuta leur périple à travers la Gédrosie, puis la Bactriane, jusqu’aux marches de l’Hindu Kusch, à travers ce qu’Enlil nommait Terre de Paisaca.
Ce pays maudit était constamment remué par des tremblements de terre et grouillait en permanence des sourdes plaintes venues de profonds grondements souterrains qu’Ereshkigal en personne n’osait affronter. La pierre y était de couleur jaune et la végétation quasi inexistante en dehors des vastes marais salés qui bordaient la mer. Les démons y pullulaient ainsi que les moins fréquentables de tous les hommes, des adorateurs d’Ahrîma. Harald et Darkhan eurent du mal à s’accommoder de la poussière qui rongeait leurs poumons et asséchaient les gorges. C'était dans cette région délaissée des dieux que subsistaient les derniers sorciers ayant réchappé à la Guerre de l’Âge d’Or. Ils s’étaient regroupés dans l’oasis d’Abhiseka, cité de barbares tout juste sortie de l'âge de pierre. Ses habitants tentaient difficilement de faire commerce avec la route de la Mésopotamie, mais ils n'avaient rien à vendre, tout à prendre ! C'était aussi le pays des derniers Géants du Feu qui habitaient les nombreuses cavernes ardentes de l'endroit. Ces géants, fils de Shamash, posaient par ailleurs beaucoup de problèmes à Abhiseka. Fort heureusement pour eux, les deux éphèbes ne croisèrent pas leur route. Ils ne purent en revanche éviter les Fils d’Agastya. Ces habitants barbares et nomades du désert pratiquaient un rite détestable qui leur permettait néanmoins de survivre. Les deux éphèbes furent faits prisonniers lors de leur troisième mois de marche. Ils furent attachés à des piquets plantés à même le sol, incapables de faire face au nombre de ces farouches guerriers. Avec force rythmes et tambours, les Fils d’Agastya appelèrent des démons en espérant, en échange de ce nouveau sacrifice humain, recevoir bénédictions et victuailles. Harald et Darkhan furent sauvés in extremis par l’entremise de Philomène du Cocher, Guerrier Sacré d’Argent, qui les guida dans la suite de leur périple. Le quatrième mois, le trio pénétra enfin dans les marches de l’Hindu Kush par la Porte de Soufre.
Ce pays était un décor de pierres rongées et de poussières jaunâtres. Les roches et pitons rocheux y prenaient des formes fantomatiques et tourmentées, rongés par le vent chargé de cristaux jaunes. Les nuages y étaient tout aussi jaunâtres et lorsque, rarement, ils laissaient choir l'eau, c'était un acide puissant qui rongeait les chairs en peu de temps. Nul os, nuls restes d'animaux ou de victimes : soit les charognards s'en chargeaient, soit les éléments les dissolvaient. Pas de doute, cet endroit était le dernier à visiter. Si Philomène n’avait pas été là, il était à peu près certain que les deux éphèbes n’auraient jamais pu trouver leur chemin et auraient disparu de la surface terrestre. Certaines zones, des plaines essentiellement, étaient si corrodées par les pluies acides qu'elles étaient devenues au cours des siècles, impropres aux voyages; d'énormes crevasses côtoyaient des cuvettes où se formaient d’inénarrables tourbillons d'acide. Chose surprenante, aucun homme n’avait emprunté cette voie depuis des milliers d’années. En fait, cette surprise était tout illusoire : la Porte de Soufre ne s’ouvrait que lorsque les dieux les plus anciens, reclus dans les entrailles de la Terre, s’apprêtaient à revoir le soleil. Ces paysages de désolation absolue étaient en effet les lieux de prédilection d'une concentration de créatures démoniaques. Seuls les plus fous et puissants de tous les sorciers d’Abhiseka s'y rendaient depuis quelques mois. Certains avaient su lire dans les astres le cataclysme à venir et voyaient dans la réouverture de cette Porte de Soufre la confirmation de leurs espoirs. Les pluies acides avaient creusé au fil des siècles des grottes dans les sols. Ces grottes qui protégeaient de petits filets d'eau l'année durant se transformaient en torrents majestueux l'hiver, pendant la saison des pluies. Ces endroits grouillaient littéralement de créatures infernales. Ce fut en suivant l’un de ces cours d’eau que le trio déboucha enfin dans les contreforts du Pendjab. Le calvaire des deux éphèbes touchait à sa fin : l’Oxos attendait Harald, le Wullao Fang le jeune Darkhan.
***
Seconde année – Vallée de l’Oxos
Harald vivait depuis presque une année dans la petite cité de Kerki, sur les berges de l’Oxos. Il y suivait l’enseignement de Maître Cho, un des rares Asiatiques au service du Sanctuaire. Ce dernier était le frère jumeau de Chan, Maître de Darkhan, quelque part au-delà des Montagnes-qui-soutenaient-le-ciel, au cœur de la vallée du Wullao Fang. Darkhan était bien loin des pensées de l’éphèbe ce jour là. Pour le voyageur qui arrivait en remontant le cours tumultueux de l’Oxos depuis la Bactriane, le spectacle qui s'offrait à ses yeux était extraordinaire : au beau milieu de cette terre aride, de vertes palmeraies et oasis bordaient le lit du puissant fleuve, artère de vie au milieu de cet océan de poussière et de roche écrasé par la chaleur estivale. Vision surréaliste d'un havre de paix, d'un paradis terrestre qui rappelait un peu l’image du Nil courant à travers le désert d’Egypte. L'île sur laquelle avait été construite Kerki s'était formée au cours des temps avec les alluvions du fleuve autour de la Roche Noire, pierre étrange où, disait-on, une divinité avait été immolée lors de la Grande Guerre de l’Âge d’Or. Les natifs de cette région vivaient difficilement de leurs récoltes, mais étaient riches de leurs divers savoir faire ; tissage, huiles en tout genre mais surtout orfèvrerie raffinée en faisaient la réputation de l’Egypte au lointain Fleuve Jaune.
Kerki était resplendissante à cette époque et comptait près de trois mille habitants. Elle avait été bâtie par les adorateurs de deux divinités, deux sœurs, Pyandj et Vakhchsur, qui avaient disparu sous les coups de Ninhursag lors d’une très ancienne querelle divine. La cité était bordée de murailles d'une dizaine de mètres de haut, décorées de céramiques émaillées représentant des lions et des dragons censés garder les lieux en repoussant les mauvais esprits. Les murailles avaient des portes monumentales qui n’avaient rien à envier à celles d’Hattousa. Les hautes terrasses et les jardins suspendus de Kerki, connus dans toute l’Asie, étaient si fantastiques qu’on disait qu’Enlil s’en était servi comme base pour faire construire ceux de la cité d’Uruk. Comme un trait d’union avec les cieux, une pyramide à étages où trônaient jadis les deux divines sœurs, complétait la majesté du lieu. Depuis la disparition des deux déesses, le temple était cependant tombé en désuétude, personne n’osant y pénétrer de peur de provoquer la colère des âmes des déesses et de provoquer des crues dévastatrices. La cité comptait une bibliothèque célèbre, richement décorée et bien achalandée où n'avaient accès que les plus prestigieux invités des moines de l’Ordre d’Oxos. C’était dans l’une de ces salles d’études qu’Harald écoutait une nouvelle leçon de son Maître.
« Demain, tu partiras pour le désert. Je t’envoie vivre une épreuve un peu particulière. Tu as développé ta musculature à travers l’Oxos, tu as appris les rudiments du combat. Il est temps pour toi de passer à l’étape suivante, il est temps de t’apprendre à éveiller ton Kosmos. En réalité, même si tu le ne sais pas encore, tu l’as déjà réveillé. Mais tu manques de maîtrise. Tu vas donc aller dans le désert et me ramener une Pierre d’An. Il s’agit de pierres précieuses que l’on trouve dans les ruines du vieux temple d’An, puissante divinité mésopotamienne qui étendait jadis son royaume jusqu’ici. Le désert est si terrible que la vie est presque insoutenable : tu devras te dépasser pour le traverser. Tu risques d’errer sans fin si tu ne t’éveilles pas au Kosmos ; en effet, ces Pierres d’An ont la particularité d’être liées aux étoiles. Ton Kosmos te guidera, ou tu périras dans cette mer aride.
- Mais, Maître, comment puis-je faire pour éveiller mon Kosmos ? Par où commencer ? Combien de temps vais-je partir ?
- Je suis en attente de réponses, Harald, pas de questions. Trouve ton chemin et reviens lorsque tu auras trouvé des réponses à ces questions ».
Harald partit le soir même pour le périple de sa vie. A son retour, il ne serait plus le même homme.
***
Troisième année - Plaine du Wullao Fang
« Hâte-toi Darkhan, il nous reste de la route.
- Oui, Maître Chan ».
Le plus jeune des éphèbes vivait sa seconde année au cœur du Wullao Fang. Cette province était cernée par une chaîne de montagnes circulaires, garante d’une certaine sécurité vis à vis de l'extérieur. Les troubles des pays voisins ne l’atteignaient guère, si ce n’était à travers les récits des voyageurs de passage. La divine Tien Mou avait choisi le plus enivrant des endroits sur terre, l’un des plus mystérieux aussi. Darkhan suivait un enseignement rigoureux mais qui le passionnait, à base de sagesse et de connaissance de soi. Il ne s’était pour le moment jamais battu ni n’avait véritablement appris de techniques de combats. En ce printemps, Maître Chan avait décidé de le mener à travers les montagnes pour un nouveau périple initiatique. Darkhan était heureux de découvrir une nouvelle facette de son pays d’adoption. La chaîne de montagnes regorgeait de légendes aussi diverses qu’inquiétantes qui éloignaient la quasi-totalité des curieux et peuplaient ses soirées auprès des autres élèves de Maître Chan. Si Darkhan venait du Sanctuaire pour y devenir le Guerrier du Dragon, Chan, très connu dans toute cette partie de l’Asie, recevait nombre d’étudiants avides de découvrir son enseignement. Il était ainsi dit que certaines montagnes étaient truffées de galeries datant d'une ère oubliée. C'était pour toutes ces raisons que certains prêtres de Tien Mou, désireux de se rapprocher des préceptes ascétiques de la déesse, avaient construit leurs pagodes dans ces montagnes « désertes des tourments des hommes ». Ils y étaient relativement tranquilles, Tien Mou, selon la légende populaire, gardant un œil bienveillant sur ses fidèles. Certaines légendes étaient cependant bien moins réjouissantes et Darkhan espérait secrètement ne pas avoir à le vérifier. Les ruines d’une antique civilisation disparue lors d’une très ancienne guerre hantaient encore les montagnes. Ces lieux étaient, pensait-on alors, possédées par les pires esprits malins du Wullao Fang.
« Sommes-nous encore loin de notre destination ? s’enquit Darkhan après une nouvelle journée de marche à travers la montagne encore luxuriante.
- Nous arriverons bientôt ; Dali ne sera alors qu’un souvenir ».
Dali : Darkhan avait appris à aimer cette cité qui l’avait accueilli voilà deux longues années. Quelques centaines d’habitants partageaient leur vie entre les rizières et l’activité commerciale de la cité. Plantée sur un piton rocheux au milieu de la vallée, elle avait comme particularité d'être très riche, la plus riche de toutes celles du Wullao Fang. Le Grand Prêtre de Tien Mou, Tchi Lin Fan, très lucide sur les attraits de sa cité refusait pourtant la présence de toute force armée. Cette folie apparente pour le simple voyageur n’en était pas une : il savait que sa déesse en personne veillait sur sa cité et comptait en cas de besoin sur Maître Chan et ses élèves. Sur le sommet du piton rocheux se trouvait un parc de théiers sauvages et de bambous qui servait d’espace de méditation aux sages de la cité. C’était cependant le marché qui était le plus connu. Si la place avait perdu beaucoup de ses habitants au cours des siècles, elle revivait chaque printemps lorsque des milliers de personnes convergeaient vers les étals les plus célèbres d’Asie. Le Chemin du Savoir regroupait toutes les échoppes d'herboristes et d'alchimistes du Wullao Fang qui s’y tenaient avec les papetiers bouquinistes les plus réputés du monde connu. La Grande Pagode Dorée se trouvait en plein centre de cette Allée. Ce bâtiment était la bibliothèque de Dali et la plus grande bibliothèque du monde oriental dont l'accès, et c'était là chose unique, était autorisé à tous. Le marché des épices se tenait derrière ce fameux bâtiment. On y trouvait les précieux épices d'Orient (safrans, cannelles, poivres, sels, etc.) ainsi que toutes les denrées allant du blé égyptien aux rares fruits des Forêts d’Emeraude, en passant par le précieux gingembre d’Inde. Cette grande foire voyait aussi la possibilité de se fournir en étoffes, boissons ou encore en pierres précieuses. Malheureusement, depuis que les hordes de Sinanthropes et d’Ombres portaient la violence sur les Marches du Wullao Fang, la foire comptait moins de visiteurs.
« Vous ne m’avez toujours pas dit où nous allions, Maître. Est-ce un secret ?
- Non. Ta curiosité aura mis du temps à se faire jour, mon jeune ami.
- Je ne savais pas si je pouvais …, murmura Darkhan en s’essuyant le front sur lequel la chaleur humide semblait s’acharner.
- Assieds-toi un moment, tu es en droit de savoir ».
Le sage tendit le doigt en direction de cinq montagnes dont les sommets disparaissaient sous un couvercle nuageux.
« Les Dents du Dragon. Le merveilleux spectacle des cascades que se présenteront bientôt à tes yeux t’émouvront lorsque nous aurons rejoint la Passe de la Langue du Dragon. De multiples sources jaillissent des hauteurs pour retomber en fines gouttelettes d'eau créant ainsi un rideau de brumes enchanteresses d'où naissent une multitude d'arcs en ciel. D'étranges lumières rendent les lieux plus enchanteurs encore puisque des cristaux de roches à fleur de faille décomposent la lumière du jour ou de quelques torches en une symphonie de rayons lumineux. Ce spectacle t’arrachera une larme si ton cœur est aussi pur que je l’imagine. Tu comprendras les sens du mot beauté. Nous nous rendons à la Cascade de Long mon jeune ami ; c’est là que tu réveilleras le Dragon Sacré ! »
***
Quatrième année – Kerki
Une fois de plus, Harald était parvenu à détourner la lance de Maître Cho.
« Excellent ! Excellent ! Tu maîtrises totalement le bouclier !
- Merci Maître, répondit l’éphèbe en sueur.
- Tu ne fais plus qu’un avec ton bouclier, tu as atteint le niveau nécessaire. Nous allons pourvoir passer à la suite. Retire ton bandeau et viens boire un peu, tu l’as bien mérité.
Harald ne se fit pas prier et s’assit contre un palmier du jardin suspendu qui l’accueillait chaque jour depuis son retour du désert.
- Maître, que voulez-vous dire par « la suite » ? Vous allez me renvoyer dans le désert ? Vais-je enfin pouvoir gagner mon Armure ?
- Pas encore, Harald. Tu as triomphé du désert et ainsi montré que tu t’étais éveillé au Kosmos. Tu as appris à te servir de ton bouclier comme d’une seconde peau. Tes sens sont affûtés, tu es capable de parer mes attaques, tu les anticipes. Ta technique est enfin affinée. Avant de gagner ton Armure, il te reste une étape : l’attaque ! Je vais t’enseigner l’art du combat. Tu sais parer et éviter les coups, je vais t’apprendre à riposter en utilisant ton Kosmos. Tu apprendras à générer un pouvoir tel que les ennemis d’Athéna trembleront devant toi !
- Je ne sais pas si je serais capable de générer une telle peur, objecta Harald.
- Laisse-moi t’en apprendre un peu plus sur ton Armure ».
Maître Cho vint s’asseoir à côté de son élève et laissa son regard se perdre dans le vide, inspirant profondément. Il se ressaisit et se tourna vers son élève.
« L’Armure que tu convoites, comme toutes les autres d’ailleurs, est constituée de poussières d’étoiles, de bronze et d’Orichalque. Ce dernier vient de la Terre Oubliée, aujourd’hui disparue. Les divers textes que j’ai pu lire à son sujet parlent d’un continent extraordinaire où vivaient des peuples disposant d’un savoir supérieur au nôtre. Ils vivaient en harmonie avec les dieux jusqu’à ce que la Grande Guerre de cet Âge d’Or ne les extermine pour la plupart. Athéna, dans sa grande sagesse, sauva certains d’entre eux ; en échange, ceux-ci l’aidèrent à fabriquer les Armures Sacrées. C’est ainsi que l’Armure du Bouclier prit vie.
- Les Armures vivent ? s’étonna Harald.
- Notre déesse leur insuffla en effet un souffle de Kosmos. Il est dit, mais je ne sais pas si cela touche plus à la légende et au folklore, que ces Armures attendent leur premier porteur avec impatience. Ceux qui les porteront en premier ne feront plus qu’un avec elles et, à leur mort, leur Kosmos s’unira avec celui de l’Armure Sacrée. Ainsi, pour l’éternité, l’âme des premiers porteurs veillera sur ceux qui, à leur suite, serviront Athéna.
- C’est beau !
- Ne t’enflamme pas Harald, ce sont certainement des légendes, il est souvent difficile de retrouver la réalité dans les textes poétiques qui parlent de ces affaires.
- J’aime à croire que cela soit tout de même proche de la réalité. Je serais honoré de veiller éternellement sur celui qui me succèdera ! s’enthousiasma l’éphèbe, le regard brillant.
- Doucement, il faudra d’abord que tu la remportes, cette Armure ! Bon, revenons à notre histoire ».
Cho prit un air plus grave et se saisit d’un petit morceau de bois. D’un trait appliqué, il dessina une représentation de l’Armure du Bouclier.
« Voilà, elle ressemble à peu près à cela. Je le sais car nous avons la chance de disposer d’une copie de ses plans dans notre bibliothèque, une chance. Comme tu le vois, le corps n’est pas totalement protégé. Les cuisses par exemple sont découvertes. Je t’ai enseigné que se trouvaient là un point faible du corps humain.
- Oui, les veines qui s’y trouvent, si on les tranche, peuvent entraîner une mort rapide.
- Bien. Je ne sais pas comment sont les autres Armures. Je sais en revanche une chose importante : ton bouclier est d’essence divine ! Les Armures d’Argent sont données pour être plus résistantes que celles de Bronze. Il y a cependant quelques exceptions, si l’on se réfère à nos ouvrages. L’Armure du Phénix a la capacité unique de se régénérer à loisir. Rien ne peut la détruire. Celle du Dragon, que convoite ton ami Darkhan auprès de mon frère, dispose du plus résistant des boucliers. Le tien n’a cependant rien à lui envier. Si sa forme peut te paraître étrange, sache que c’est le seul qui soit fait uniquement d’Orichalque, de poussière d’étoile et de Mithrill. Ce métal, comme tu le sais sans doute, vient des mines d’Asgard. Il est très résistant, léger, luminescent. Je pense d’ailleurs qu’il y a un lien direct entre les Nains d’Asgard et les anciens habitants de la Terre Oubliée. Les Hommes ont connu aux premiers âges un monde peuplé de créatures aujourd’hui disparues. L’un de mes amis, aujourd’hui disparu, Soluna, m’a narré un grand nombre d’histoires sur Asgard. Il s’occupait d’un petit Asgardien qu’il avait mené en Inde. Pour en revenir à Soluna, il m’a affirmé qu’Asgard était certainement la dernière terre à compter certaines de ces créatures. Je crois au destin, Harald : si tu as tiré le destin du Bouclier, ce n’est pas un hasard. Tu as vécu longtemps en Asgard, cette armure était faite pour toi, elle t’a en quelque sorte guidé jusqu’à elle ».
Harald se plongea un moment dans ses pensées. Il revit son ami Gregus, le terrible Krakilein et Gwirlhem, son premier mentor. Cho le tira bientôt de ses souvenirs en le secouant vigoureusement.
« Je te parle petit, écoute !
- Désolé Maître Cho, je repensais à ma jeunesse, à Asgard, cette terre si lointaine à présent. J’avais presque laissé de côté ce moment de ma vie.
- Il ne faut jamais oublier, toutes les expériences sont utiles lorsque vient la confrontation finale. Je disais donc que ton Bouclier est spécial : mieux, il est indestructible. Rien au monde ne peut en venir à bout, rien, pas même un assaut des dieux.
- Alors je serais invincible ?
- Ahaha ! s’emporta Cho en tapant sur l’épaule de son éphèbe. Tu es juste certain de pouvoir éviter les coups de tes adversaires si tu mets ton Bouclier Sacré en travers de leur route ! Un dieu se jouera de toi car il n’a pas besoin de te toucher pour te détruire. Je t’ai enseigné l’art de la défense pour que ton Bouclier soit toujours sur le chemin des attaques adverses. Je vais t’apprendre à présent trois techniques qui te permettront de passer à l’offensive. Parer les coups, c’est bien. Vaincre, c’est mieux !
- Oui Maître, c’est certain, sourit Harald. Je vous écoute.
- Lorsque tu seras Guerrier Sacré, ces attaques s’inscriront en lettres d’airain dans ton Armure. La première, « Le Soleil Ardent », fera briller ton Bouclier à tel point que tes adversaires seront aveuglés. C’est imparable, à moins de fermer les yeux et donc d’être à la merci de tes coups. La seconde, « Les Rayons du Soleil », te permettra de générer au bout de chacun de tes doigts des rayons incandescents capables de percer tes ennemis. Ce sera là ta lance. La dernière technique, plus complexe, te mettra en osmose avec les esprits de Pyandj et de Vakhchsur. Nous verrons si tu seras déjà capable de maîtriser les deux autres car cette dernière technique est dévastatrice et te demandera une parfaite connaissance de ton corps, de ton Kosmos et de la nature ».
D’un bond, Harald se leva. Il souriait. Après toutes ces années, il touchait enfin du doigt ce dont Yolos avait parlé : le passage de simple Mortel à celui de demi-dieu ! Il en était sûr, rien ne pourrait se mettre en travers de sa route, rien ne pourrait l’empêcher de servir celle qui lui donnait cette chance, sa déesse, Athéna.
***
Cinquième année – Cascade de Long
Le site des Dents du Dragon constituait l'un des centres spirituels du Wullao Fang. C’était là, dans les multiples grottes de ces montagnes mystérieuses que les dragons du monde entier avaient vu le jour, avant de partir pour certains à la conquête du monde. Temples asiatiques, occidentaux et même stèles asgardiennes rappelaient à tous le caractère universel des dragons et se fondaient harmonieusement dans un paysage d'une saisissante beauté. Situé au nord ouest du Wullao Fang, les Dents du Dragon s’élançaient majestueusement dans les cieux. Ils comptaient beaucoup de pics gracieux à leurs côtés, pics presque toujours submergés dans une mer de nuages et à partir desquels tombaient des cascades impressionnantes. Les principaux sites du Pays des Dragons comprenaient les Dents de Dragon, la Grande Cascade de Long, le Lac de la Forêt de Roseaux, le Lac du Souffle des Dragons, la Vallée des Songes et la Grotte des Vieux Dragons. Avec un dénivellement de près de 800 mètres, l'eau tombait d'abord sur un immense rocher qui rappelait la tête d’un Dragon et continuait à chuter, provoquant de vaporeuses queues, tel un Dragon d’eau ondulant sans fin. Au final, la cascade se jetait dans le vide d’une hauteur de 150 mètres environs, dans un tumulte terrifiant et enchanteur à la fois. Debout, nu, les yeux fermés, les poings serrés, Darkhan semblait impassible malgré l’assaut répété du torrent glacé. Assis sur un rocher, Chan distillait ses derniers conseils. Darkhan les entendait-il ? Le tumulte vaporeux de la cascade laissait peu de doute quant à la réponse ; Chan le savait mais il parlait toujours, sans forcer sa voix. Il savait qu’à défaut de l’entendre, son éphèbe le ressentait.
« Tu as appris au cours de ces années à comprendre la beauté du monde. Tu es un jeune idéaliste dans un monde de fureur. Tu devras apprendre à te battre mon jeune apprenti. Non pas que ta technique soit mauvaise, au contraire ! Elle est limpide, tu connais tous les secrets du combat à main nue, tu serais capable de terrasser n’importe qui. Je t’ai vu réveiller le Dragon Sacré, je t’ai vu exploser l’une des Dents du Dragon ! Je t’ai vu nimbé d’un Kosmos incroyable, que je n’ai jamais ressenti. Même Yolos ne semble pas disposer des mêmes ressources. Pourtant, tu doutes. Tu n’aimes pas te battre, tu respires la gentillesse et la bonté. Tu devras apprendre à te battre, Darkhan. Il te reste une marche à franchir, je vais te montrer la voie. Servir Athéna, c’est devenir un Guerrier, dans ton cas, un Guerrier Sacré. Tu vas apprendre à te battre pour ce qui te motive le plus : cette nature que tu aimes tant. Depuis quelques mois, le monde a basculé dans une nouvelle ère de violence. Le spectre de la Guerre de l’Âge d’Or qui ravagea le monde plane de nouveau au-dessus de nous. Les êtres qui sont revenus à la vie risquent de tout détruire, de ne rien laisser subsister. Tien Mou elle-même semble redouter ce qui va se passer. Darkhan, songe à ton père. Désires-tu que les Guerriers Noirs qui l’ont assassiné règnent sur le monde ? Non, n’est-ce pas ? Tu dois te battre pour ce monde, pour que les générations à venir puissent jouir des bienfaits de la nature. Tu dois te battre sans haine mais avec une farouche détermination. C’est le destin que les dieux ont choisi pour toi, tu ne peux t’y soustraire. Darkhan, réveille le Dragon Sacré et deviens le bras armé de ce que tu aimes !
- Oui, Maître », murmura simplement Darkhan en ouvrant les yeux.
Son Kosmos endormi se mit à vibrer dans tout son être, une aura émeraude se diffusant peu à peu autour de son corps. Darkhan ouvrit lentement les mains et les leva vers le haut, ses doigts s’écartant peu à peu pour mieux laisser la cascade ruisseler le long de ses mains et de ses bras. Un éclair. Puis un autre. Puis des dizaines, des centaines. Le corps de Darkhan scintillait telle une étoile. L’eau qui coulait entre ses doigts se mit à tourbillonner autour de son corps, générant une sorte de tourbillon vaporeux. Le tumulte de la cascade disparaissait petit à petit sous l’effet d’une vibration étrange qui émanait des pierres sur lesquelles l’éphèbe se tenait.
« A moi le Dragon Sacré ! »
Darkhan ne cria même pas, les mots sortirent de sa bouche dans un souffle inaudible. Devant un Chan tremblant de joie et de fascination, la grande cascade se mit à remonter dans les airs, repoussée par une force inconnue, les pierres accompagnant dans ce mouvement irréel l’eau qui dessinait peu à peu la forme d’un immense Dragon. L’éclat qui suivit fut accompagné d’une onde de choc qui propulsa Chan en arrière. Lorsqu’il se releva difficilement, il vit Darkhan, revêtu de l’Armure Sacrée du Dragon, s’avancer en souriant.
« J’ai compris, Maître. Je serai le bras armé de la nature, pour ce que j’aime, pour mon père, pour vous, pour Athéna ! »
***
Dali - Un mois plus tard
Darkhan et Harald déambulaient dans le Chemin du Savoir rendu boueux par une pluie récente. Philomène était venu chercher Harald à Kerki après que ce dernier eut remporté son Armure Sacrée. Ils étaient alors partis pour le Wullao Fang espérant y retrouver Darkhan. Les deux éphèbes avaient laissé place à deux jeunes Guerriers Sacrés de Bronze pour qui, même s’il leur restait encore beaucoup de chose à apprendre, Philomène avait une certaine affection. Il avait longuement discuté avec Cho et Chan et savait qu’Athéna venait de gagner deux valeureux Guerriers.
« Ça va me faire bizarre de retrouver le Sanctuaire après toutes ces années. Tu crois que les autres ont réussi ? Philomène m’a bien dit qu’il avait croisé Nevali du Loup en route, qu’il savait que Pallas avait remporté l’Armure de la Croix du Sud. Aucune nouvelle par contre de Séléné, Seth ou d’Artholos par exemple.
- Je l’espère, Harald. J’ai vécu mes meilleures années ici, j’espère que je pourrais y revenir un jour. Je serai néanmoins heureux de retrouver nos compagnons. Philomène t’a-t-il parlé des éphèbes d’Argent ? J’espère que Mâa et nos autres compagnons vont bien.
- Ils sont toujours au Sanctuaire, ils ne sont pas encore devenus des Guerriers Sacrés. Philomène n’a pas voulu m’en dire plus, mais j’ai bien compris qu’il s’était passé des choses graves depuis notre départ.
- Je vois, répondit Darkhan en poussant la porte d’une échoppe. « Viens, je vais te faire découvrir une boisson extraordinaire. Fing Lu est un herboriste célèbre ici, il concocte des boissons à base de plantes, d’une en particulier, le thé. Tu verras, c’est divin.
- C’est alcoolisé ?
- Non, mais si tu veux, je te ferais goûter du Baiju. Seulement attention, ton estomac devra être bien accroché !
- J’ai été élevé en Asgard, je suis prêt à affronter n’importe quoi ! Et puis nous pourrons en ramener pour Nevali ! »
Les deux Guerriers se mirent à rire. Ils partagèrent ensemble ce moment d’insouciance devenu rare. Le lendemain, sous la direction de Philomène, le trio quitta Dali sous la pluie. Il leur faudrait de nombreuses semaines de marche, le Guerrier d’Argent en profiterait pour poursuivre leur formation. Avant de partir, Darkhan serra Chan contre lui et lui promis de revenir. L’avenir dirait si le Dragon pourrait respecter sa promesse.