Sur les traces de Maiegeiam
Les yeux se refermèrent lentement tandis que les mains repliaient délicatement
le parchemin. Mâa récita mentalement les lignes qu'il venait de lire, afin de
s'en imprégner davantage.
« Lettre de mission : sur les traces de Maiegeiam !
1 - Retrouvez Maiegeiam coûte que coûte.
2 - Le ramener au Sanctuaire ou lui ôter la vie.
3 - Danger : les serviteurs de Poséidon sont également sur ses traces, il faut
le retrouver avant eux pour que Maiegeiam ne tombe pas sous la coupe du Seigneur
des Océans, il en va de l’honneur du Sanctuaire. C’est à Athéna et non à son
oncle de le juger. »
- Vous dites, Maître Yolos, que si nous menons à bien cette mission nous
deviendrons les « porteurs du Courroux Divin ». Vous affirmez que pour rejoindre
nos compagnons dans la quête de nos Armures, nous devons à tout prix porter ce
titre ... Mais vous ne nous dites pas en quoi consiste ce fameux titre ...
- Shiro, je ne vous apporte que l'essentiel. Celui qui doit retenir toutes vos
attentions à présent, c'est Maiegeiam. Retrouvez-le, alors je vous expliquerai
de quoi il retourne précisément quant à ce titre.
Graal se leva et se mit à marcher entre les éphèbes, lentement. Il sembla
chercher ses mots avant de compléter les paroles de Yolos.
- Rien ne vous empêche de rechercher ce qu'est ce titre mais, j'insiste, comme
Yolos, Maiegeiam doit obnubiler vos pensées, le temps presse, ce personnage
représente un très grand danger pour le Sanctuaire.
- Sans compter que les serviteurs de Poséidon ne vous attendront pas ! Il vous
faudra partir au plus vite, être efficaces, discrets ... une tâche ardue s'il
en est, mais ô combien cruciale. Athéna a mis sa confiance en vous, prouvez-lui
que vous en êtes dignes, compléta Yolos.
Un léger souffle de Meltem accompagna le silence de Yolos. Graal conclut qu'il
était temps pour les éphèbes de se prendre en main et quitta la pièce en
compagnie de son compagnon. Chacun demeurait dans ses pensées. Tant de choses
s'étaient passées, en si peu de temps, qu'il était difficile de penser
rationnellement. Le premier, Frank brisa le silence devenu oppressant.
- Vous croyez que nos amis vont bien ?
- Je l'espère de tout cœur en tout cas. Tout s'est passé si vite ... On aurait
dit que les étoiles venaient les chercher les uns après les autres, je n'avais
jamais vu un tel spectacle. C'était si beau, et si effrayant à la fois, conclut
Asturias. « En tout état de cause, nos adversaires du tournoi ont, eux aussi,
rejoint leurs camps d'entraînement, si l’on se fie aux dire de quelques gardes
: Xantipolapoulos pour « Grue », Bamos pour « Cassiopée » et Minosandre pour
«Lionnet ».
- Décidément, intervint Macubex avec un sourire narquois, « les murs ont des
oreilles ici. Je pensais que ces informations étaient pour le moins secrètes
... Enfin, trêves de palabres inutiles, je crois que Graal et Yolos ont été
assez clairs, nous avons du pain sur la planche. Le temps joue contre nous, il
va nous falloir optimiser nos recherches. Je pense que nous devrions nous
séparer. »
- C'est aussi ainsi que je vois la chose, convint Shiro. « J'aimerais beaucoup
pour ma part passer du temps dans la grande bibliothèque. Je pense que nous
pourrions trouver des indices sur ce Maiegeiam, des textes révélant son
pouvoir, nous donnant de précieuses indications. »
- Dans ce cas, j'aimerais beaucoup t'accompagner Shiro. Je suis un véritable
rat de bibliothèque et je pense comme toi que notre expédition réussira
d'autant mieux que nous connaissions notre adversaire désigné.
- Et bien soit. Shiro et Asturias ont choisi de rester ici. Et vous deux ? L'un
de vous serait prêt à me suivre en dehors du Sanctuaire ? Je pense aller chez
un vieil ami qui pourrait nous donner des renseignements précieux.
- Tu penses à ce Bombadilos, coupa Frank en se grattant le menton. « C'est une
bonne idée l'Etranger, je viens avec toi. »
- Moi aussi. Si comme Maîtres Yolos et Graal nous l'ont indiqué, les serviteurs
de Poséidon sont aussi sur les traces de Maiegeiam, nous ne serons pas trop de
trois pour parer à toute éventualité.
- Qu'il en soit ainsi, conclut Shiro d'une voix ferme. « Je propose que nous
nous donnions rendez vous à Hattousa, dans une lune au plus tard. Notre
entraînement nous permet de parcourir maintenant des distances surprenantes, je
pense ainsi que ce délai est raisonnable. Asturias et moi mènerons nos
recherches ici avant de rejoindre la bibliothèque d'Hattousa. Ce Bombadilos
n'est pas très éloigné de la cité de Cybèle aussi ... »
- ... aussi tu as raison. Hattousa est le point de rendez-vous tout désigné
Shiro, il sera bon de s'y retrouver, compléta Mâa en souriant.
Après s'être encouragés, les élus se séparèrent comme convenus. Macubex, Frank
et Mâa eurent tôt fait de préparer leurs paquetages et quittèrent le Sanctuaire
le soir même pour le Caucase. Ils prirent la décision de rejoindre le port
d’Araphen et d'y rechercher un navire pouvant les conduire directement en
Caucase. Quant à Asturias et Shiro, ils discutèrent beaucoup avant de rejoindre
la bibliothèque. Finalement, les deux hommes ne se connaissaient pas tant que
ça et chacun était désireux de combler cette lacune. Leurs esprits curieux de
tout purent se satisfaire des récits décrivant pour l'un la Dalmatie, pour
l'autre la mystérieuse Inde, chacun se promettant à son tour d'y conduire son
compagnon lorsque les temps seraient moins agités. Après une nuit de
conversation ininterrompue, les deux amis se décidèrent enfin à rejoindre la
grande bibliothèque.
« Ne fais pas attention au caractère de Ménandre, le grand copiste et scribe.
Il est un peu bougon mais il a un bon fond, je suis certain qu'il saura nous
aider », insista Asturias en conduisant son ami au devant de la grande porte
qui menait à l'un des principaux centres de savoir de toute la Grèce.
La porte s'ouvrit sans un bruit, laissant une atmosphère bien étrange sortir du
lieu. Les odeurs mêlées de bougies, de parchemins et de papyri ajoutaient une
part de mystère à un lieu totalement silencieux et en apparence vide de toute
vie. Les deux compagnons s'avancèrent sans un bruit, presque religieusement,
lorsqu'une voix les stoppa net dans leur course.
« Eh là ! Je vous tiens chenapans ! C'est encore deux de ces rustres guerriers
qui viennent troubler le sommeil du savoir ancestral accumulé dans MES murs ! »
Shiro regarda Asturias d'un air complice et lui souffla doucement en coin « Je
comprends mieux le terme de bougon, c'est Ménandre je suppose ». Avant que le
Dalmate eut pu répondre, le scribe se rapprocha en hâte et reconnaissant
Asturias parut plus détendu.
- Ah, c'est toi, fit Ménandre d’un air soulagé. « Tu viens encore chercher des
recueils improbables sur Eluontios ou je ne sais quelle divinité étrangère ? »
- Et bien, pour ne rien vous cacher, il y a un peu de cela. Nous aimerions
savoir si vous avez des ouvrages sur Maiegeiam.
Ménandre prit un air sombre et sembla marmonner quelques mots inintelligibles.
Il finit par soupirer un simple « oui » et fit signe aux deux élus de le suivre
dans les dédales des étagères de la bibliothèque. Le trio rejoignit un espace
reculé de la pièce qui ouvrait sur une petite salle d’étude circulaire.
« Voilà, rentrez ici et installez-vous. Maître Graal m'avait prévenu que vous
viendriez certainement ici, enfin il pensait que vous seriez plus nombreux.
J'ai fait mener tous les écrits sur Maiegeiam : 473 papyri, 765 parchemins,
1293 tablettes en argile. Bon courage. »
Ménandre s'éloigna sans un mot, laissant Shiro et Asturias sans voix devant
l'ampleur de la tâche qui les attendait. « Je crois que nous n'allons pas
beaucoup dormir », finit par lancer ce dernier avec un sourire forcé. «
J'espère simplement que tout est en grec relativement simple », rétorqua le
second, « je ne pense pas que nous soyions encore capables de nous frotter à du
grec trop évolué ». Las, Shiro n'avait pas tort. Non seulement la langue
utilisée était complexe, un grec archaïque très évolué et peu accessible au
tout venant, mais en plus de nombreux textes étaient en écriture cunéiforme de
Mésopotamie, en hiéroglyphes sacrés d'Egypte et autres écritures runiques
inconnues ...
Installés dans un bienheureux capharnaüm de tablettes, papyri et de parchemins,
les deux hommes ne cessaient de retourner et d'agiter les documents qui
s'offraient à eux. Le regard concentré, Asturias prenait des notes sur son
petit calepin de voyage, à la reliure de cuir craquelé et bruni par le temps.
Aidés et assistés par Ménandre, le scribe en chef du Sanctuaire, ils ne
cessaient de chercher des traces du moindre indice intéressant, devant en même
temps traduire des textes dans des langues nouvelles pour eux … L'ordre était
venu de maître Yolos en personne, tous les moyens étaient donc bon pour
progresser dans cette mystérieuse course contre la montre. Les tenants et les
aboutissants leur échappaient encore, mais pour l'heure, l'objectif était la
recherche d'indices, la recherche d'écrits susceptibles de lui en apprendre le
plus possible.
La bibliothèque sacrée offrait des perspectives ahurissantes. Hélas, par manque
de temps, tout ne pouvait être étudié, tout ne pouvait être analysé. Poussant
un soupir, Asturias se leva, une pile de documents sous le bras, Shiro achevant
de son côté de compulser ses propres notes.
« Messire Ménandre, nous avons bien travaillé, mais beaucoup d'éléments restent
pour l'instant en suspens. Pourriez-vous nous rendre un service ? Certaines
pistes méritent que l'on s'y arrête. »
Voyant qu'il avait l'attention du scribe, Asturias poursuivit.
- Voilà, il pourrait être particulièrement intéressant que nous trouvions trace
du grand maître Erudit Anaximandre. J'aurais bien aimé le faire moi-même, mais
nous devons pour l'heure rejoindre de toute urgence nos compagnons dans la
ville sacrée d'Hattousa, les semaines ont passé, le temps joue contre nous.
Pourriez-vous voir si cette auguste personne est encore en vie, s'il a des
disciples, ou peut être qu'il a écrit ou fait écrire d'autres œuvres majeures ?
Puis-je comptez sur vous ?
- Pourquoi vous intéressez-vous à cet auteur ?
- C'est simple, répondit Shiro en se levant à son tour, « son nom revient
souvent dans les divers écrits que nous avons rassemblés. Il semble
parfaitement connaître Maiegeiam. »
- Je vois ... Anaximandre ... ce vieil Anaximandre, marmonna Ménandre en se
grattant le menton. « Oui, je le connais bien ce vieux bougon. Il vit toujours
à ce que je sais. Il est parti voilà des années en quête de nouveaux savoirs
dans la riche et prospère Mésopotamie. Cette contrée est aujourd'hui terriblement
dangereuse depuis qu'Enlil, le dieu suprême de ce pays a commencé à déchaîner
les éléments contre tous les visiteurs traversant son domaine ... Pour revenir
à Anaximandre, j'ai eu des nouvelles de son périple, l'année dernière. Il avait
quitté la Mésopotamie pour s'installer en Egypte afin de mener de nouvelles
recherches. Il résiderait désormais seul à Tanis. C'est la principale cité
d'Egypte qu'il soit possible d'atteindre pour un étranger, les dieux égyptiens
barrant par un sortilège l'entrée de toutes les autres cités. Voilà tout ce que
je sais ! »
- Merci Ménandre, ces informations sont très intéressantes. Nous reviendrons
sûrement vous voir bientôt, en attendant, veillez comme vous savez le faire sur
ces richesses.
Le scribe ne put retenir un rictus de satisfaction devant la reconnaissance de
son travail et conduisit les deux compagnons vers le couloir principal menant à
leurs chambres. Asturias et Shiro étaient exténués après des nuits sans
sommeil, il fallait qu'ils dorment avant de prendre la route pour Hattousa. Une
fois seuls, ils échangèrent quelques mots avant un repos bien mérité.
« Les informations concordent toutes, ce Maiegeiam est dangereux Asturias.
Regarde par exemple ce que j'ai découvert dans un recueil traitant de l'Occident.
»
L'Hindou tendit un parchemin griffonné de multiples notes et indiqua quelques
lignes qu'il avait surlignées :
« Les Terres d'Occident
*Région riche et verdoyante, l'Occident comporte toutes les formes de
Déesse-Mère : vastes plaines, riches vallées, montagnes ardues, forêts
innombrables. Les cours d'eau sont légions, nulle doute que ces contrées ont
été choyées par Déesse-Mère notre mère.
*La population est clairsemée, ce qui pourrait surprendre aux vues des possibilités
offertes par la nature. Pourtant tout a une explication. En effet l'Occident se
distingue des autres contrées connues par une absence de réelle divinité
dominante. De ce fait, de nombreux hommes ayant découvert la voie de la
Divinité se sont intéressés à ces terres, générant de nombreux conflits. Ce
sont ces derniers, nombreux et récurrents, qui expliquent à eux seuls la
faiblesse de la population. D'ailleurs cette dernière est particulièrement
farouche, hostile, belliqueuse. Une des particularités de l'Occident est la
persistance de nombreux druides et magiciens. Sous l'influence du dernier des
grands magiciens, Maiegeiam, ces druides sont parvenus à maîtriser un pouvoir
qui échappe aux dieux, un pouvoir autre que le Souffle Divin, celui de la magie,
noire ou blanche. La première représente le mal, la seconde est associée au
bien-être des hommes.
*Aucune cité n'est connue en Occident. Tout au plus de nombreux fortifications,
sanctuaires, villages ... Les peuples sont très divers, des simples peuples de
bergers des montagnes aux farouches guerriers barbares des forêts sombres, en
passant par les maîtres forgerons, les Nains qui ont survécu à la Grande Guerre
de l’Âge d’Or.
Anaximandre - rapport de voyage - »
- Tu as vu, insista Shiro, le premier paragraphe : Déesse-Mère, comme lors de
notre périple à Hattousa ... quant au second, Maiegeiam y est représenté comme
un être vraiment puissant.
- Je vois oui, s'inquiéta Asturias en fronçant les sourcils. Regarde ce que
j'ai pu trouver, entre autres textes, cela recoupe tes découvertes.
A son tour Asturias ouvrit son précieux calepin qu'il tendit à son ami à une
page marquée par une minuscule étoffe de lin.
« Le Magicien de Thira
Maiegeiam
*Maiegeiam fut un des premiers hommes à découvrir les arcanes de la grande
magie. Au départ cet être servait le dieu Thot en Égypte, avant qu'il ne décide
de se retirer sur l’île de Thira, seul, afin de perfectionner son savoir. Chose
extraordinaire, Maiegeiam a découvert un moyen d'accéder au statut de divinité
sans maîtriser le Sens Ultime ! Et pourtant c'est bien un dieu, Hermès l'a
certifié pour les dieux de l'Olympe, Thot pour ceux de l'Égypte.
*Maiegeiam ne se soucie d'aucune cause. Le respect des dieux, la morale sont
des concepts tout à fait accessoires à ses yeux. Seule la maîtrise de la magie
compte. En ce sens, Maiegeiam est réellement étrange, et il serait difficile de
lui faire confiance. Il prodigue beaucoup de conseils à ses visiteurs, allant
jusqu'à accepter des disciples. Un de ses disciples les plus célèbres demeure
le Mésopotamien Ahrîma, ancien prêtre au service du dieu Nergal. Il est
toujours possible de rencontrer de par le monde des disciples, des prêtres même
de Maiegeiam. Ces derniers sont d'une aide précieuse dans l'utilisation ou
l'identification d'éléments extraordinaires. On raconte que Maiegeiam fut
appelé en aide par Cybèle afin de sceller le labyrinthe magique d'Hattousa, que
Poséidon le consulta pour la création des écailles recouvrant ses serviteurs.
*Depuis quelques années et la destruction par une force inconnue de son île,
Maiegeiam n'est plus réapparu.
Anaximandre de Thira »
- Nous avons, je crois, découvert de sérieuses pistes. Reposons-nous du mieux
possible et rejoignons Hattousa au plus vite, nos amis doivent être prévenus,
insista Shiro.
- Tu as raison. J'espère qu'eux aussi ont trouvé des pistes intéressantes ! Je
me demande tout de même à quoi peut correspondre ce fameux Sens Ultime,
s’interrogea à voix haute le Dalmate en cherchant, en vain, des indications
supplémentaires dans les textes qu’il parcourait.
***
Après un dernier salut, les trois compagnons se couchèrent, le sommeil ne
tardant pas à les prendre. Dès le lendemain matin, alors que le soleil tentait
désespérément de transpercer l’épais manteau nuageux qui couvrait la vaste
plaine, les trois compagnons se mirent en route. « Nous voilà bien avancés ! »
pesta Mâa en sortant de l'humble demeure à demi-enterrée de Bombadilos.
Macubex ne pouvait cacher sa gêne. C'était lui qui avait mené ses compagnons en
Caucase, certain que son vieil ami Bombadilos, « le fou du Caucase » comme il
aimait à se faire appeler, pourrait les aider. Le voyage depuis le Sanctuaire
avait été paisible. Un bateau les avait conduits d'Araphen jusqu'aux côtes
caucasiennes. Quelques jours de marche avaient suffi pour rejoindre la demeure
du vieil érudit. Frank avait été le premier à remarquer que la campagne était
vide de toute vie, même le ciel azur était vide. Pas la moindre trace d'un
quelconque oiseau ou du moindre animal. Bombadilos avait été très accueillant,
comme à son habitude. Il fut ravi par les présents culinaires apportés par le
trio, suivant en ce sens les recommandations de Macubex qui savait qu'il
fallait mettre le vieil homme dans de bonnes dispositions pour qu'il parle.
- Je pensais vraiment qu'il pouvait nous aider. Il ne nous reste plus qu'à
retourner à Hattousa, avança Macubex en scrutant l'horizon sans conviction.
- Ne t'en fais pas l'Etranger, ce n'est pas de ta faute. Ce vieux fou nous a au
moins confirmé qu'Hattousa nous apporterait des réponses.
- Soit, reprit Mâa qui ne pouvait cacher son mécontentement, mais nous avons
perdu un temps précieux en venant ici ! Je ne t'en veux pas Etranger, mais ce
vieux fou a une réputation exagérée ! Au moins, nous le savons maintenant, nous
ne nous ferons plus avoir !
Sans tarder, le trio se mit en route vers Hattousa, en filant plein sud vers
les montagnes du Caucase qu'ils avaient franchie voilà plusieurs mois
maintenant lors de leur quête initiatique. Les premiers jours de marche
passèrent comme les suivants, paisiblement, sans qu'aucune trace de vie
n'apparût. Finalement Macubex fut le premier à remarquer des traces de pas au bord
d'un ruisseau. « Des voyageurs sans doute, peut être pourraient-ils nous
apprendre quelque chose, cette absence de vie n'est pas normale ». C'est par
ces mots que Mâa convainquit ses deux amis de suivre les traces qui les
menèrent à un campement en plein cœur des sinistres montagnes grises du
Caucase. Frank avait proposé de ne pas se dévoiler tout de suite, sentant un
possible danger, et les faits lui donnèrent raison. Le campement était tenu par
trois guerriers aux armures bleutées, portant des casques semblables à ceux que
portaient les gardes d’Argos, mais aucune arme apparente. « Ces hommes sont des
guerriers sacrés. Comme nous, ils n'ont pas d'arme, mais je ressens quelque
chose, mon intuition, enfin, je ne sais pas comment l'expliquer, mais je sens un
pouvoir en eux », murmura Frank à ses amis qui comme lui se tenaient cachés
derrière un gros rocher. Macubex et Mâa s'avancèrent doucement pour mieux les
observer.
« Je pense que ce sont des guerriers de Poséidon, la couleur de leurs armures
rappelle la mer, ils n'ont pas d'armes, comme Frank je ressens une sorte de
pouvoir étrange, un peu comme le Kosmos qui émane de Yolos ou de Graal. »
Macubex se retourna vers Mâa.
« Tu as sans doute raison ... que proposes-tu ? »
Mâa le regardait, tapi dans l'ombre.
« Nous allons attendre le bon moment et fondre sur eux. Mais essayons d'en
capturer un afin qu'il parle. »
Macubex était sceptique, mais lui accorda sa confiance, d'autant que Frank
montra son approbation. Les trois élus sautèrent sur les guerriers, découvrant
une nouvelle fois que leur entraînement leur avait donné des facultés
extraordinaires, se mettant dos à dos pour n'offrir que peu de brèches face aux
attaques répétées des guerriers qui avaient esquivé cet assaut et ripostaient
maintenant de toutes leurs forces. Très rapidement les guerriers de Poséidon
mordirent la poussière, semblant très handicapés par des armures certes solides
mais beaucoup trop lourdes pour eux. Au final, deux d'entre eux gisaient face
contre terre et le troisième, sous l'effet de la peur, négocia sa liberté
contre des informations. Mâa sut en effet se montrer persuasif et le serviteur
de Poséidon avoua que lui et les siens étaient sur les traces de Maiegeiam
depuis des semaines : « Nous l'avons suivi jusque dans le Nord de la Grèce puis
nous avons perdu sa trace après un puissant orage. La Dalmatie, la Germanie...
je ne sais plus exactement où nous étions alors arrivés. Il existe des livres
qui nous avaient renseignés à Hattousa. C’était notre épreuve et nous avons
échoué. Je ne pourrais jamais devenir un Néréide au service de Poséidon, il ne
me reste que la fuite … »
Mâa relâcha comme convenu le garde qui détala la peur au ventre. Les trois
compagnons repartirent donc à Hattousa chercher d'éventuels ouvrages parlant de
Maiegeiam ou de magiciens accomplis, espérant y retrouver leurs amis Asturias
et Shiro.
Les érudits d'Hattousa
« Courroux divin
Il fut un temps où les dieux vivaient en harmonie avec les Hommes.
Il fut un temps où la nature était aussi pure qu'une neige à peine tombée sur
le sol d'hiver.
Il est un temps désormais où les dieux se querellent.
Il est un temps où des hommes ont reçu le droit de faire disparaître les dieux.
Voici le temps des porteurs du Courroux Divin.
Voici le temps des hommes qui protégés par leurs divinités peuvent commettre le
crime absolu.
Voici le temps des déicides initiés par les dieux.
Viendra le temps de la fin des dieux.
Viendra alors le temps du désespoir ou de l’espoir.
Poème attribué à Maiegeiam »
Shiro replia le manuscrit qu'il venait de lire à haute voix à ses amis.
Asturias, Frank, Macubex et Mâa étaient assis à ses côtés dans une petite salle
de la bibliothèque du sanctuaire d'Hattousa. Ce retour dans la cité sacrée les
avait tous émus ; c'est ici que tout avait commencé. Shiro et Asturias étaient
arrivés les premiers, ils avaient été accueillis par Youbdino qui leur avait
permis de séjourner dans leurs anciens appartements. La bibliothèque était
ouverte à tous les anciens pèlerins et les deux éphèbes mirent donc cet honneur
à profit pour poursuivre leurs recherches avant le retour de leurs trois
compagnons.
- Ce poème est très beau, mais il est triste ! Ce « Courroux Divin », c'est
bien ce titre que nous convoitons ? questionna Frank.
- Je n'en sais rien, rétorqua Macubex, « mais, si je sais lire entre les
lignes, ceux qui portent le Courroux Divin peuvent tuer des dieux.
- Blasphème ! s’emporta Mâa d’un revers de la main. « On ne touche pas aux
divinités, c'est une hérésie! »
- Je comprends ton trouble Mâa, et je le partage, reprit doucement Shiro, «
mais je dois dire que je comprends la même chose que notre ami. Allons, nous
verrons ça plus tard, nous vous avons expliqué que nous avons trouvé plusieurs
textes sur Maiegeiam, des indices très intéressants. Et vous ? »
Macubex prit la parole après avoir cherché ses deux compagnons du regard, qui
lui firent signe de parler en leur nom.
- Nous n'avons rien appris de Bombadilos. En venant ici nous avons croisé le
chemin de serviteurs de Poséidon à la recherche de Maiegeiam et nous avons
découvert que ce dernier avait été aperçu dans le nord de la Grèce. Enfin il y
a eu ... le songe.
- Le songe ? s’enquit Asturias intrigué.
- Oui, reprit son compagnon. Hier au soir, nous nous sommes endormis dans
L'Auberge des Voyageurs Anatoliens, nous voulions arriver ici en plein jour.
Nous avons fait le même rêve : nous étions tous les trois face à Cybèle : elle
nous livrait un oracle qui disait « Il est dans un monde froid et sombre
peuplés de morts. Un fou détient la clé des marches».
- Vous avez tous fait ce même rêve ?
- Oui Shiro, tous ! répondit Frank qui ne cachait pas une certaine gêne face à
cette étrange expérience.
- Nous pensons que le « il » est Maiegeiam, car dans nos rêves nous entendions
son nom être murmuré par une voix presque imperceptible. Maiegeiam doit être au
milieu des morts. Quant au fou je ne vois que Bombadilos, même si notre dernière
rencontre ne fut pas couronnée de succès.
Les élus se turent, plongeant chacun dans leurs pensées. Sortant de sa
réflexion, Asturias prit la parole après les explications de Macubex.
« Ce sont des pistes sérieuses et extrêmement intéressantes, l'Etranger. Les
spectres des morts planent ainsi une fois de plus sur nous. Je n'ai aucune
certitude mais la description qui est faite du lieu où Maiegeiam séjournerait
d'après l'oracle me fait penser à la Dalmatie. Car c'est effectivement un pays sombre
et froid, balayé par un vent glacial, menacé par des ombres constantes et
incertaines. Les secrètes forêts sont encadrées par de hautes montagnes
acérées, comme si les dieux eux-mêmes avaient décidé d'isoler ce royaume. Si ce
pays connut un jour la quiétude ou la prospérité, nul écrit n'en a jamais fait
mention. Les modestes villages d'homme qui ont pu survivre et s'installer
ressembleraient partout ailleurs à des fortifications. Les adolescents, dès
leur plus jeune âge, sont entraînés au combat. »
Asturias reprit son souffle un instant, avant de reprendre, une lueur
dangereuse brillant dans les yeux du jeune homme d'ordinaire si posé. Ses
compagnons le regardaient et l'écoutaient attentivement, ne perdant pas un mot
de sa démonstration.
- Mais comme tu l'indiques, les …, il montra un signe de nervosité, « morts
vivants, ces maudits deux fois nés, font régner la terreur dans cette région.
Il ne fait pas bon courir la lande seul ou, pire encore, la nuit tombée. Un
puissant monastère dont on ne connaît pas les origines a cependant permis de
créer un semblant de havre de paix, permettant ainsi aux hommes de s'établir
durablement dans cette région inhospitalière. Ce monastère est un lieu
d'érudition où nous pourrions trouver grande connaissance, je m'en porte
garant, c'est de là que je viens. »
- Tes remarques sont judicieuses Asturias, je pense que nous devrions en effet
mener nos recherches dans ce pays, Maiegeiam a été aperçu par les sbires de
Poséidon dans le nord de la Grèce, donc non loin, si je ne m'abuse, de ta
Dalmatie natale, compléta Mâa.
- Certes Mâa, mais permets-moi de poursuivre. Asturias sortit son calepin de
cuir craquelé et l’ouvrit sur une page noircie de notes diverses et à peine
lisibles pour un regard non exercé. « Je crois que nous avons trouvé une autre
piste plus intéressante encore peut-être en compagnie de Shiro lors de nos
recherches. Pour ce qui est l'autre segment de la prophétie de l'oracle, un fou
détient la clé des marches, la piste que tu émets à propos de Bombadilos me
parait judicieuse l'Etranger. Restera aussi à déterminer ce que signifient ces
Marches. »
- J'ai peut-être une idée, dit Frank d'une voix timide. Dans mon pays, les
Marches sont les espaces frontières avec d'autres mondes ou d'autres pays ...
peut-être que ...
- Excellent Frank ! Je crois que les pistes deviennent de plus en plus
sérieuses !
- Tout à fait Shiro, et tu as raison d'intervenir Frank, tous les savoirs sont
utiles. Voici ma dernière idée. Si la finalité de notre expédition est
réellement de ramener Maiegeiam mort ou vif, en savoir le plus possible sur lui
ne serait pas superflu. Car il n'est rien de moins que le mage le plus puissant
connu sur cette terre, mortel ayant percé le secret des Grandes Arcanes. Être
pragmatique dirigé par son seul intérêt personnel, on dit de lui qu'il ne
distingue ni mal, ni bien, seuls la magie et le savoir comptent à ses yeux.
Dans les temps anciens, il formait des apprentis, ses laquais, dont la
puissance était telle que nul ne put leur résister. Ahrîma était loin d'être le
plus talentueux, mais le plus ambitieux peut-être... l'histoire aura permis de
voir le résultat. Au retour de l'Indicible je n'ai pu qu'être effrayé de la
signification de tout ceci, mais les événements personnels de notre appel
auprès d'Hattousa me détournèrent de ces sujets bien plus préoccupants... Des
forces d'une puissance sans pareille sont en train de se mettre en branle,
lentement et une à une. Des ordres anciens se réveillent dont on ne peut que
craindre le retour. Mais pour rebondir sur le sujet plus précis de notre
mission, Maiegeiam, j'aurais une question à te poser Mâa. Toi qui viens de la
mystérieuse et prospère Egypte, que sais-tu sur le Dieu Thôt ?
« Toi qui viens de la mystérieuse et prospère Égypte que sais tu sur le Dieu
Thôt ? » A ces mots, les images de sa terre natale affluèrent en lui...
l'Égypte lui manquait... son tuteur était-il toujours vivant... son peuple
souffrait il ?... Puis il se reprit :
« Hum, oui Asturias je puis te conter tout ce que je sais de lui. En Egypte
voici comment il est représenté. »
Il prit un morceau de papyrus et y traça à l'aide d'un petit stylet, qui ne le
quittait jamais, une ébauche de portrait...
« Dieu égyptien ; à Hermopolis il est la divinité suprême ; il possède le corps
d’un homme et la tête d’un ibis. Vénéré comme le dieu de la parole créatrice,
de l’écriture et du calcul, et considéré comme le scribe des dieux et la mesure
du temps, il est le protecteur des scribes ; en outre, dans l’au-delà il est préposé
à la psychostasie, pesée de l'âme. Il joue un rôle important lors du jugement
dernier, durant la cérémonie de la pesée du cœur. »
Il fit une courte pause et repris
- Il est chargé de l’écriture, de la lecture, des mathématiques et de toutes les
occupations ayant trait à la culture et à la profession de scribe. A travers sa
connaissance des hiéroglyphes, il contrôle également la magie et les magiciens.
Selon la légende, celui qui est capable de déchiffrer les formules magiques du
livre de Thôt peut espérer surpasser même les Dieux. Asturias, dis-moi d'où tu
connais ce nom ? Et qu'est-ce qui te fait penser que ce Dieu égyptien soit mêlé
à tout ceci ... et non l'Indicible ?
Mâa était intrigué, Asturias avait plus d'une fois prouvé sa clairvoyance et il
le considérait comme un brillant érudit, raison pour laquelle ils
s'appréciaient ... Parcourant son petit calepin de voyage, Asturias entreprit
de reproduire aussi bien que faire se put le dessin effectué par Mâa. Fronçant
les sourcils du fait de la concentration, il s'efforça de n'omettre aucune des
arabesques et subtilités du dessin que son compagnon improvisait.
- Pour répondre à ta question mon ami, il semblerait que Maiegeiam, lorsqu'il
était encore un homme « ordinaire », servait Thôt. Était-il égyptien lui-même ?
Ou était-il un voyageur attiré par les préceptes de ce dieu ? Nul ne le sait
désormais. Sauf, peut-être, un homme, un grand homme devrais-je dire, du nom
d'Anaximandre. C’est un maître érudit passionné aussi bien des conflits
politiques, que de choses plus simples de la vie comme la botanique. Mais l'un
de ses domaines de prédilection, qui lui attira renommée et respect auprès de
ses pairs, furent ses importants travaux et recherches effectués sur le sujet
qui nous anime en cet instant : Maiegeiam. S'il y a bien une personne à ma
connaissance qui pourrait nous en dire plus à ce sujet c'est bien lui, il
réside actuellement à ma connaissance à Tanis, une ville d'Egypte. Peut-être la
connais-tu d'ailleurs, Mâa ? Car je ne vous cache pas que de se frotter à un
être désormais plus proche du mythe que de l'homme n'est pas pour me réjouir.
- Je dois dire que je partage l'analyse d'Asturias, compléta Shiro. Toutes nos
lectures ont mené à cet Anaximandre, point de doute qu'il détienne un savoir
susceptible de nous aider !
Asturias referma son calepin et se leva. Ses yeux de braise en amande se mirent
à scintiller comme les étoiles. Il posa une main chaleureuse sur son compagnon
et s’adressa à l’ensemble de ses amis d’une voix emprunte d’excitation.
« Tout à fait Shiro. On peut appeler ceci de la peur si vous voulez, mais c'est
au minimum du réalisme. Maiegeiam a su résister à la pression d'une multitude
de Dieux dans les siècles précédents et ses apprentis ont changé une partie de
la face du monde. Tu évoquais à très juste titre, Mâa, le spectre de
l'Indicible. L'élève a peut-être dépassé le maître, c'est peut-être lui qui
tire les ficelles désormais, ou alors ils sont éventuellement rivaux depuis des
temps immémoriaux. Je ne cherche pas à médire sur nos capacités, mais il faut
se rendre à l'évidence notre mission n'est pas moins que de ramener de gré ou
de force l'égal d'un dieu. S'il avait suffi d'un coup d'épée comme notre ordre
de mission nous le suggère pour nous rassurer, je suis bien étonné que tout
ceci n'ait pas été fait avant. J'imagine mal que l'on puisse surprendre le mage
ultime d'un coup de marteau sur la tête et le traîner par une jambe jusqu'en
Grèce. Pire que ça, personnellement je n'ai pas encore établi de jugement
définitif à son encontre, faute d'informations sur cet être mystérieux et
légendaire. Je ne sais pas quelle responsabilité il peut avoir dans le malheur
du monde, car nul doute qu'un être de sa force peut changer le cours de
nombreuses choses. Tuer sans savoir ce que je fais ne m'exalte que fort peu. Le
dogme d'Athéna n'est-il pas de protéger les hommes et non de les tuer ? Ainsi
notre mission est claire, le ramener mort ou vif avant que les serviteurs de
Poséidon ne le rejoignent. Car, pour l'instant, nous nous focalisons à juste
titre sur comment localiser Maiegeiam, mais n'oublions pas de voir par avance
ce que nous ferons lorsque nous serons sur place. Avant de l'atteindre, nous
devons donc être capables de répondre même imparfaitement à ces deux questions
: Comment combattre l'égal d'un dieu ? Comment convaincre par des mots un être
vieux de plusieurs siècles dont le seul maître mot de sa vie connue fut la
magie ? Bombadilos l'Ermite, le vieux monastère sacré de Dalmatie, ainsi que de
futures recherches dans les bibliothèques à notre disposition pourront
vraisemblablement nous donner des pistes à suivre. Mais, si nous estimons que
dans la course folle lancée avec les suivants de Poséidon il nous reste un peu
de marge, alors je pense qu'un petit séjour en Égypte serait fort utile. »
A bout de souffle, Asturias se tut. Son discours avait fait son effet, ses
compagnons avaient été emportés par sa force de conviction.
- Je pense que nous ne devrions pas nous séparer maintenant : allons ensemble
le plus tôt possible pour l'Égypte. Argos regorge de navires assurant la
liaison entre la Grèce et l'Egypte si mes souvenirs sont exacts. Accordons-nous
une journée de repos ici même puis partons.
- Oui, l'Etranger a raison. Je suis arrivé de Tanis à Argos, nous y trouverons
certainement des navires, acquiesça Mâa.
- Dans ce cas ... je suggère que nous partagions un bon repas ensemble, dit
Frank en se levant. « Allons mes amis, je crois que nous l'avons bien mérité
non ? »
C'est avec un large sourire que ses compagnons lui répondirent. Au même moment,
à des milliers de kilomètres de là, une ombre s'avançait dans la pénombre d'une
grotte sinistre, d'où émanait un souffle irréel. « Te voilà : la Mort t'attend,
viens ».
Périples marins
Ce fut sans encombre que les éphèbes retrouvèrent le chemin d'Argos. La cité de
Poséidon était en pleine effervescence depuis que des guerriers sacrés du dieu
des océans avaient été retrouvés morts aux quatre coins de la Grèce, victimes
de meurtriers inconnus. Tout juste savait-on que les corps avaient souvent été
atrocement mutilés et que les blessures infligées n'avaient rien de connues.
Les cinq compagnons déambulaient le long des quais de Nauplion à la recherche
d'un navire pouvant les conduire en Égypte. Suivant les conseils de Macubex,
les serviteurs d'Athéna s'étaient enroulés dans des manteaux poisseux, tels de
simples voyageurs à la recherche de quelque travail pour survivre. C'est en
usant de cette ruse que les cinq hommes purent se faire engager sur un modeste
bateau de pêche reliant Nauplion à Tanis.
- Pêcheurs ... et bien, nous en aurons fait des choses pour Athéna !
- C'est gratuit et cela n'attirera pas l'attention sur nous. Les gardes de
Poséidon sont assez nerveux, autant passer inaperçu Shiro.
- L'Etranger a raison, dit Asturias en prenant soin de bien fermer son sac et
de ranger précieusement son calepin. « Cette histoire de guerriers sacrés
assassinés aux quatre coins de la Grèce est tout de même étrange ... Vous avez
déjà réussi à venir à bout de trois d'entre eux sans grosse difficultés selon
votre récit ... je me demande si Poséidon dispose de réels guerriers à la
hauteur de sa stature de grande divinité olympienne. »
- Je ne m'en fais pas pour lui, rétorqua Macubex en faisant signe que le
capitaine du navire les attendait. « Je suppose que, tout comme Athéna,
Poséidon envoie de simples éclaireurs ou apprentis dans un premier temps. Je ne
doute pas qu'il dispose de réels guerriers capables de rivaliser avec Yolos ou
Graal. »
- C'est aussi ce que je crois. Enfin, ne tardons plus, la pêche nous attend !
Frank était le plus enthousiaste de tous. Il aimait par-dessus tout la nature
et être avec ses amis. Découvrir une nouvelle activité le remplissait
d'impatience et il fut le seul à trouver son compte dans la traversée les
menant vers Tanis. S'il n'y eut pas de tempête à déplorer, la houle constante
ralentit la course du navire, générant des troubles digestifs que Mâa et Frank
eurent le plus grand mal à résoudre. C'est par une fin de journée plus calme
que Tanis fut en vue. Le port égyptien dessinait sa silhouette imposante au
milieu d'un littoral totalement plat, la vallée du Nil s'engouffrant au plus
profond des terres de l'antique Égypte. Mâa était très heureux de retrouver sa
terre natale, joie qu'il ne tarda pas à partager avec ses amis. En guise de
salaire, les cinq compagnons eurent quelques poissons séchés et quelques pièces
qui leur permirent de s'installer dans l'auberge où Mâa et Seth avaient passé
leur dernière nuit avant de partir pour Argos, il y avait de longs mois
maintenant. D'ailleurs, le temps n'avait plus vraiment d'importance, la
nouvelle vie qu'ils vivaient semblait en dehors de la réalité quotidienne des
gens, de cet aubergiste par exemple, qui leur amenait maintenant un repas
frugal mais bienvenu.
- Voilà, j'espère que vous aimerez, mais à cette heure nos réserves de
nourriture sont épuisées. Vous n'êtes pas tous d'ici je vois, vous cherchez du
travail ?
- Non, merci, répondit Mâa en souriant. « Mes amis et moi sommes à la recherche
d'un homme connu pour sa sagesse et son savoir. Un grec qui se serait installé
ici même, à Tanis. Nous sommes négociants en écrits divers et nous aimerions
lui vendre quelques écrits venant d'Hattousa. »
- Ah, je vois. Et bien je ne connais qu'une personne pouvant ressembler à votre
description, Anaximandre le Grec. Il vit dans le quartier du temple, à côté de
l'école des scribes. On en entend parler de temps à autre les jours de marchés,
il n'est jamais content des marchandises. En plus un Grec, ça ne passe pas
inaperçu, leur accent est infect. Le tien est bien meilleur pour quelqu'un qui
vient d'Hattousa !
- Vous connaissez cette cité ? questionna Shiro en saisissant une datte.
- Mais qui ne connaît pas le Grand Sanctuaire de Cybèle ! C'est un centre
religieux très réputé ! Ce n'est pas parce que je suis aubergiste que je suis
ignare ! grommela l’homme en posant brutalement le pichet d’eau qu’il menait à
ses convives.
- Je ne voulais pas dire ça, excusez-moi si c'est ce que mes propos ont laissé
entendre.
- Ce n'est rien. Bon repas, et passez payer avant de rejoindre vos chambres,
c'est la règle ici.
L'aubergiste laissa les aventuriers à leur repas. Même si leur condition
physique était devenue supérieure à la moyenne, cette collation fut appréciée
par leurs organismes, comme le fut la nuit passée dans un lit frais. Le temps
étant précieux, ce fut aux aurores que Mâa réveilla ses amis, comme convenu le
soir précédant. L'Egyptien avait le sommeil léger et il fut le seul à entendre
le chant du coq du marché. Déambulant dans les ruelles aux odeurs épicées de
Tanis, les cinq amis ne tardèrent pas à trouver le quartier du temple et
l'école des scribes. Asturias et Shiro ne cessaient de questionner Mâa sur les
détails qu'ils voyaient, sur la vie quotidienne des Egyptiens, sur les
coutumes, sur ces temples majestueux qui cachaient le soleil naissant. Le temps
n'était cependant pas à la découverte paisible et lorsque la demeure d'Anaximandre
fut trouvée, Macubex invita ses amis à y pénétrer sans attendre.
- C'est là, regardez, il y a son nom écrit en toutes lettres. La porte est
ouverte, entrons.
- Étrange coutume que de laisser son nom sur une porte, et plus étrange encore
que de la laisser ouverte.
- Peu importe Shiro, profitons de cette aubaine.
Macubex pénétra le premier en restant sur ses gardes, comme si le danger
pouvait surgir au détour du couloir sombre qui s'enfonçait dans la pénombre de
l'humble demeure. Ce dernier finit par conduire les serviteurs d'Athéna vers
une pièce centrale, éclairée par un puits de lumière. Le soleil se frayait un
chemin à travers les colonnades du temple voisin, les lampes à huile en nombre
conséquent assurant le complément de lumière. Un homme se trouvait là, debout
sur une chaise, rangeant une pile de papyri. Lorsqu'il se rendit compte qu'il
n'était pas seul il se retourna lentement, toisant ses invités d'un air acerbe.
« Vous auriez pu frapper ! »
Mâa s'inclina respectueusement et prit la parole.
- Excusez-nous mais la porte était ouverte. Nous cherchons un très grand sage,
connu sous le nom d'Anaximandre ... le connaîtriez-vous ?
Le vieil homme garda sa posture et se crispa. Son visage éructait de colère,
ses mains se crispaient sur les deux rouleaux qu'il tenait dans chacune d'entre
elles.
- Vous avez en face de vous, non pas un très grand sage, mais LE PLUS GRAND DES
SAGES, Anaximandre ! Pauvres sots, vous ne savez donc pas lire ce qui est inscrit
sur ma porte !
- Si messire, répondit calmement Asturias, mais nous n'étions pas sûrs que ...
- Pff, encore des ignorants. Que me voulez-vous ? fit Anaximandre avec dédain
tout en descendant péniblement de sa chaise.
Mâa se fit le porte-parole de ses compagnons en compagnie d'Asturias, Shiro
restant un peu en retrait. Frank et Macubex se tenaient quant à eux un bon
mètre derrière leurs amis, le premier regardant avec attention les multiples
plantes inconnues qui jouxtaient les piles de papyrus entassés sur des étagères
usées par le temps, le second fermant les yeux mais ne perdant pas une miette
de la conversation en cours. Mâa ayant brossé l'essentiel de leurs recherches
sur Maiegeiam, prétextant la volonté d'écrire un recueil sur cet être devenu
mythique pour le compte de la bibliothèque d'Hattousa, Asturias posa l'énigme
que Cybèle avait livrée en songe. Perplexe quant à l'histoire narrée avec
pourtant force de conviction par l'Egyptien Anaximandre ne put cacher la moue
naissante sur son visage.
- Et vous pensez que je vais vous croire ? Je vois bien que vous êtes plus des
aventuriers qu'autre chose, en quête de je ne sais quel trésor je présume. Je
n'ai aucun intérêt à vous aider.
- Peut-être pourrions-nous vous rendre service messire, proposa Asturias en
prenant garde de ne pas en dire trop sur les réelles intentions qui les avaient
menés ici. « Nous pourrions vous aider dans vos recherches, vous livrer des
ouvrages d'Hattousa ou … »
- Auriez-vous du mal à me comprendre ? Mon grec n'est pas à votre portée ? Je
n'ai rien à apprendre à de simples soudards ! Allez du balai, hors de ma
demeure !
Macubex s'avança alors comme s'il suivait effectivement l'injonction de
l'érudit. Lui tournant le dos il souffla quelques mots qui mirent Anaximandre
hors de lui, « De toute façon, ce vieux fou ne sait rien, il cache son
ignorance avec de grands gestes, la vérité est qu'il n'a rien compris à
l'énigme voilà tout, allez venez, nous perdons notre temps ici ». Ses amis le
regardèrent pétrifiés, ne sachant quelle mouche avait bien pu le piquer.
Anaximandre quant à lui poussa la chaise au loin et hurla sa rage.
- Comment osez-vous me traiter de la sorte, moi, Anaximandre ! Mais bien
entendu que j'ai compris votre énigme ridicule ! « Il est dans un monde froid
et sombre peuplés de morts. Un fou détient la clé des marches » ! Quoi de plus
simple pour moi ! Ce songe, lié à Maiegeiam, ne pouvait trouver écho dans vos
esprits étriqués ! Maiegeiam est tout simplement à la recherche d'un pouvoir
lui permettant d'éradiquer les dieux, rien que ça !
- C'est impossible voyons, objecta Mâa sûr de son fait. « Un Mortel ne peut
être capable de détruire les dieux … et de toute façon un monde sans divinités
ne pourrait exister ! »
Anaximandre, tout à sa colère, lui jeta un regard noir.
« Mais Maiegeiam est bien plus qu'un Mortel, c'est le Mage des mages. Et il est
tout à fait possible de détruire les dieux ... il suffit de réveiller certaines
forces enfouies dans les entrailles de la Terre. Lors de la grande guerre de
l'Âge d'Or , nombreuses furent les divinités qui périrent sous les coups
d'autres dieux. Par exemple nos divinités grecques, les Olympiens, tuèrent ou
enfermèrent les forces de Chronos au plus profond du Tartare. Les Enfers recèlent
des pouvoirs incommensurables, Maiegeiam veut y accéder, telle a toujours été
sa volonté la plus profonde ... »
Anaximandre marqua un temps d'arrêt. Il reprit sa chaise et se plongea dans ses
souvenirs les plus anciens. D'une voix plus posée, il poursuivit son récit.
- Il y a deux moyens de pénétrer dans les Enfers, dans les Mondes souterrains,
dans les abîmes de la vie. La première est la plus simple, il suffit de mourir
; c’est accessible à tout le monde, même à de pauvres ignorants de votre
trempe, c'est aussi une façon définitive. La seconde est d'y pénétrer vivant,
en empruntant l'un des passages cachés. Il y en a quelques uns, peu nombreux,
souvent inaccessibles, cachés et défendus par des divinités. L'un se trouve en
Mésopotamie, sous la garde d'Ereshkigal, la grande déesse noire. Un autre se
trouve au cœur de la province du Wullao Fang, sous la garde des forces de Tien
Mou en personne. Un autre passage se trouve en Canaan, sous la protection
ancestrale de Bhaal . Tout a disparu après la grande guerre divine de l'Âge
d'Or, il est probable qu'il s'agisse de simples contes mythiques ... Pourtant,
pourtant votre songe est étrange, votre énigme, si elle est réelle, démontre
que Maiegeiam aurait trouvé une autre voie, la seule qui ne soit pas
directement défendue par un dieu, la Grotte d'Astragoth. On sait peu de chose
sur cet endroit. Cette grotte mythique se trouverait quelque part en Asgard.
Elle mènerait au cœur du Royaume d'une terrible divinité, Hel. Je ne sais rien
de plus sur Astragoth, mais si Maiegeiam a trouvé l'entrée de cette antre, il
est certain qu'il y pénétrera pour assouvir sa soif de pouvoir !
« Merci vieux sage, nous savons maintenant ce que nous voulions. »
Anaximandre ne réagit pas tout de suite à la remarque de Macubex. Il finit
cependant par croiser son regard.
« Vous vous êtes joués de moi. Je ne doute pas que vous partiez à la recherche
de Maiegeiam. S'il a rejoint Astragoth, ne le suivez pas. Nul ne pénètre aux
Enfers impunément. Nul ne vient à Anaximandre par hasard. »
C'est le visage sombre que les serviteurs d'Athéna quittèrent le vieil érudit.
Sans un mot, ils rejoignirent le port et s'assirent, contemplant la mer calme
et laissant le soleil les inonder de ses rayons.
- Vous y croyez ?
- Comment ça Mâa ? se retourna Frank.
- Je veux dire, qu'un homme puisse vouloir la mort des dieux. Qu'il puisse
envisager d'aller au Royaume des Morts pour y chercher un pouvoir incalculable.
- Nous avons une mission, nous savons où se trouve Maiegeiam, nous aurons tout
le temps d'y réfléchir en route.
- Étranger, tu es bien rapide, tu as toute confiance en Anaximandre ? Il s'est
peut-être également joué de nous, proposa Shiro en lançant un petit caillou
dans la mer, « tout comme tu as su te jouer de lui et user de son arrogance,
avec brio je le reconnais volontiers. Sa dernière phrase donne à réfléchir. »
- Je pense qu'Anaximandre nous a dit la vérité, et que le temps joue contre
nous. Nous semblons avoir un temps d'avance sur les serviteurs de Poséidon, il
faut en profiter.
- Effectivement, opina Asturias, « il faut que nous trouvions un moyen de
rejoindre Asgard au plus vite, Anaximandre semblait trop bouleversé pour avoir
pu mentir. »
- Asgard, murmura Frank en levant les yeux au ciel. « Mon frère, vais-je enfin
te revoir ? »
Mâa se leva subitement en entendant son compagnon.
- Mais oui, nos amis ! Les autres élus ! Nous trouverons en Asgard des
personnes sur qui nous pourrons nous appuyer dans nos recherches ! Après tout,
Maiegeiam semble bien représenter un danger pour l'équilibre du monde !
- Alors en route pour Asgard mes amis, allons chercher nos affaires et
cherchons un navire qui pourra nous y conduire, avec un peu de chance le port
de Tanis nous comblera !
Les espoirs de Frank ne furent pas déçus. Il ne fallut que deux jours pour
qu'un navire à destination d'Asgard parte de Tanis, chargé de bière et d'épices
dont les gens du nord étaient très friands. Les cinq serviteurs d'Athéna durent
donner l'ensemble de leur argent pour payer le voyage, mais c'est avec
enthousiasme qu'ils prirent la mer pour un périple de plusieurs mois à
destination du Royaume d'Odin.
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[1] L’Âge d’Or précède de quelques siècles l’époque de cette histoire. Certains
développements ultérieurs permettront d’en savoir davantage.
[2] Bhaal, aussi écrit Baal ou Ba’al, signifie Seigneur dans les langues
ouest-sémitiques. Cette divinité tient une place fondamentale en Canaan,
recouvrant des attributs divers, dieu de la Montagne, de l’Orage, de la Pluie.
Il est aussi, parfois, défini comme une divinité mauvaise par les peuples
voisins. Dans cette histoire, sa vision sera toute personnelle, mêlant ces
diverses facettes.