Londres, 2 novembre 1743
Depuis deux heures, une pluie violente s'était abattue sur la capitale du royaume d'Angleterre. Ses habitants couraient dans tous les sens, afin d'être trempés le moins possible. En cette saison, les averses de novembre n'épargnaient pas la ville, mais les Londoniens avaient plus que jamais l'envie d'échapper à cette calamité naturelle.
Parmi les passants pressés d'échapper aux averses se trouvait un individu vêtu d'un long manteau noir qui lui couvrait tout le visage, à tel point qu'il avançait par à-coups, de crainte de se heurter à la foule. Il courut en zig-zag durant une minute, avant d'atteindre le porche d'une maison et de s'y réfugier, espérant que la pluie s'estomperait rapidement. Il entrouvrit brièvement son capuchon, laissant apparaître deux yeux marrons, puis haleta l'espace de quelques secondes, tout en pensant :
"Quel temps exécrable ! Pour venir à Londres, je ne pouvais tomber mieux !"
L'individu soupira bruyamment, puis contempla la pluie pendant cinq secondes. Elle tombait à verse sur le sol de Londres, sans jamais se lasser. L'individu croisa les bras, se résignant à attendre patiemment, même pendant plusieurs heures, quand soudain, la porte près de laquelle il se trouvait s'ouvrit brusquement et le fit trébucher à la renverse. L'individu n'eut guère de temps pour se lamenter sur la boue couvrant désormais son manteau; une femme d'une quarantaine d'années, balai à la main, s'avança vers lui et lui dit d'un ton sévère:
"Que faites-vous là? Vous êtes près de ma maison! Si vous voulez vous abriter, allez voir ailleurs, s'il vous plaît!"
Comme elle semblait lever son balai en l'air, l'étranger au manteau noir se hâta de partir, et reprit sa course effrénée dans Londres, s'efforçant d'oublier les intempéries :
"Arrête de t'obnubiler sur cette pluie! Essaie plutôt de trouver un fiacre disponible, ce sera mieux!"
L'étranger courut alors durant quelques minutes, tentant simultanément de ne pas bousculer les passants et de ne pas contracter une grippe fatale à cause de la pluie...quand il se heurta brutalement aux flancs d'un cheval. Le cocher, peu satisfait par l'émergence d'un tel intrus, lui dit d'un air mécontent :
"Eh bien?! Vous ne savez donc pas qu'il faut regarder devant soi dans une grande ville? On voit bien que vous n'êtes pas d'ici!"
L'étranger admit timidement :
"En effet...Je n'ai été que deux ou trois fois à Londres, et la dernière fois date d'il y a trois ans..."
Puis, levant les yeux, il demanda au cocher :
"Excusez-moi...y'a-t-il des places disponibles dans votre fiacre?"
Le cocher répondit d'un fort accent cockney :
"Désolé, c'est une voiture privée!"
"Laissez-le entrer, Henry, cela me fera un peu de compagnie. Et puis, un détour n'a jamais tué personne!"
L'étranger fut surpris par l'aimabilité du propriétaire, mais fut rapidement sorti de ses pensées par la voix du cocher:
"Où dois-je vous conduire?"
"Au 76, rue Edward 1er."
"Allez, montez vite si vous ne voulez pas attraper froid!"
L'étranger hocha la tête, puis ouvrit la porte du fiacre et y monta rapidement. Une fois entré, il se trouva en face du propriétaire du fiacre, un homme d'une quarantaine d'années qui, par sa tenue vestimentaire luxueuse, devait sans doute appartenir à l'aristocratie. Voulant faire preuve de respect, l'étranger se découvrit. Il s'agissait d'un jeune homme d'une vingtaine d'années, aux cheveux courts et châtain foncé, qui ne souriait pas beaucoup, ce qui pouvait se comprendre à cause de la pluie. L'aristocrate qui se trouvait dans le fiacre le salua :
"Bonjour à vous, jeune homme! Je suis le baron Alexander de Solsbury. A qui ai-je l'honneur?"
Le jeune homme répondit d'une voix peu assurée, avec un accent typiquement français :
"Je me nomme John Roligny. Je viens de la petite colonie fondée au Nouveau Monde par les huguenots de la Rochelle, qui avaient fui suite à l'édit de Fontainebleau, il y a 58 années de cela."
Le baron de Solsbury sourit :
"C'est donc à vos origines que vous devez ce curieux accent?"
"En effet, monseigneur, approuva John. Mes grands-parents faisaient partie des émigrés qui se sont installés à New Rochelle, et l'on m'a donné ce nom, sans doute pour faciliter mon intégration là-bas."
"Et que venez-vous faire à Londres?"
"Je suis venu rendre visite au révérend Paul Trevor. Sa famille avait émigré vers le Nouveau Monde sur le Mayflower, mais une partie est revenue en Angleterre après la révolution menée par la famille d'Orange. C'est un ami de ma famille, cela fait trois ans que je ne l'ai vu..."
Après cette conversation, John s'enferma dans un profond mutisme dont le baron de Solsbury n'osa le sortir. Le fiacre fit donc du chemin durant une dizaine de minutes, malgré la pluie qui tombait de plus en plus fort, de sorte qu'elle aurait même pu briser les vitres des portes du véhicule. Ce fut alors que le baron reprit la parole :
"Les averses automnales tombent plus fort que jamais, l'avez-vous remarqué?"
John hocha timidement la tête pour répondre affirmativement. Le baron enchaîna dans la foulée:
"Quand ce fiacre me déposera près de mon hôtel, j'aurai tout intérêt à me hâter pour ne pas être trempé jusqu'aux os! La nature est bien capricieuse, ces temps-ci..."
John lâcha :
"Monseigneur...Que venez-vous de dire?"
Solsbury sourit :
"Vous avez dû rester cloîtré chez vous pour ignorer ce qui s'est passé récemment!"
A ces mots, le jeune homme sentit qu'une boule venait d'apparaître dans sa gorge. Le baron lui expliqua tout :
"Il y a dix jours, pendant plusieurs heures, j'ai pu assister à une curieuse éclipse solaire, au final, l'on n'y voyait plus rien du tout! J'ai même craint pour ma vie et celle de mes proches, car il me semblait que nous ne reverrions jamais plus l'astre créé par Dieu lors de la Génèse!"
Les paroles du baron eurent un étrange effet sur John. En effet, celui-ci parut devenir brutalement sombre et baissa la tête. S'en apercevant, Solsbury lui demanda :
"Vous n'allez pas bien?"
Le jeune homme répondit tout en bougeant sa main droite :
"Ne vous en faites pas...Ce n'est qu'un léger malaise, cela va passer rapidement...Pour...Pour en revenir à l'éclipse dont vous venez de me parler, monseigneur, curieusement, je n'ai pas eu l'occasion d'y assister..."
"Cela n'est pas bien grave. Si cela n'est pas trop indiscret, dans quel but venez-vous rendre visite au révérend Trevor?"
John prit sa respiration durant quelques secondes, puis répondit :
"Je dois lui parler de beaucoup de choses. De choses très importantes..."
Solsbury sourit de nouveau :
"Si vous avez commis un péché, voire même plusieurs, ne vous en faites pas trop : Dieu est miséricordieux par nature!"
John ne répondit pas. Le baron enchaîna dans la foulée :
"Il y a quelque chose qui me tracasse...Cela fait plus d'une semaine que mon fils a disparu subitement et il n'est toujours pas revenu..."
John demanda tout en écarquillant les yeux :
"Monseigneur, si cela ne vous dérange guère, comment s'appelle votre fils?"
"Il se nomme James. Pourquoi?"
Semblant se trouver mal une nouvelle fois, John répondit :
"Pour...Pour rien..."
De plus en plus intrigué par l'attitude du jeune homme, Solsbury lui demanda de nouveau :
"Jeune homme...Etes-vous sûr que vous allez bien? Vous m'avez l'air souffrant..."
John insista :
"Je...Je vous l'ai dit...Ce n'est rien d'autre qu'un léger malaise, il va passer rapidement..."
"Si vous le dites, lâcha le baron. Dans le cas contraire, j'aurais pu vous emmener dans mon palais et vous confier à mon médecin personnel..."
"Ce n'est vraiment pas la peine, monseigneur...Je vous remercie pour votre bonté, mais cela ne sera vraiment pas nécessaire..."
Soudain, le fiacre s'arrêta brutalement, secouant un peu ses deux passagers. Dans la foulée, le cocher dit :
"Nous sommes arrivés! Veuillez descendre, s'il vous plaît, jeune homme!"
John inclina la tête devant Solsbury, puis lui dit :
"Je vous salue, monseigneur. Veuillez m'excuser, mais je dois me dépêcher..."
"Mes voeux vous accompagnent, jeune homme. Au revoir." répondit le baron.
Une fois que le jeune homme fût descendu, le cocher fouetta brutalement ses chevaux, les faisant partir au galop. Resté seul, John se couvrit la tête, puis marcha d'un bon pas jusqu'au seuil de la demeure du révérend Trevor.
Le révérend, qui appartenait à la branche non conformiste des chrétiens du royaume d'Angleterre, lisait attentivement un passage de la Bible. C'était un passage de l'Evangile selon Luc, la parabole du mauvais serviteur. Il lisait la parabole, les yeux rivés sur sa Bible, quand il entendit tout à coup deux coups secs à sa porte. Après avoir déposé sa Bible, puis s'être passé les mains dans ses cheveux grisonnants, il s'avança lentement vers le seuil de sa demeure. Il ouvrit la porte et ne manqua pas d'être surpris :
"John? Est-ce bien vous?"
"En effet, révérend. Je suis arrivé à Londres récemment, et j'aimerais vous demander l'hospitalité."
Un léger sourire apparut sur le visage du pasteur, qui répondit :
"Vous pouvez passer la nuit ici, bien entendu. N'est-ce pas le rôle d'un porte-parole de l'Eternel que d'accorder l'hospitalité à son prochain?"
John sourit timidement pour répondre. Le révérend enchaîna :
"Veuillez me suivre, s'il vous plaît. Vous devez être fatigué et affamé."
Le jeune homme suivit donc le pasteur. Bien qu'il ne mît que dix secondes à se rendre dans sa cuisine, il put profiter de ce court laps de temps pour observer la demeure de son ami. Elle n'avait pas changé d'un iota, elle était toujours aussi simple, aussi austère. Les murs étaient quasiment nus, seules y subsistaient quelques phrases typiques de la morale puritaine, comme Celui qui ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus. Une fois arrivé dans la cuisine, John prit place sur une chaise, tandis que Trevor lui servait une soupe de légumes :
"Elle date de ce soir, mais est encore très chaude. Vous en avez bien besoin après ce voyage sous la pluie..."
"Vous savez, fit remarquer le jeune homme, je n'ai pas eu à trop me plaindre des intempéries. J'ai été déposé près de votre maison par le fiacre du baron de Solsbury."
En entendant ce nom, le révérend fronça les sourcils :
"Solsbury...Ce noble oisif, vivant des rentes que lui procurent ses domaines? Je l'ai parfois rencontré, et je dois avouer qu'il ne me plaît guère. Aussi généreux soit-il, je doute fortement que l'Eternel lui ait accordé le droit à la vie éternelle!"
Le révérend s'interrompit brièvement, puis reprit :
"Prenez vos distances avec cet homme, John. Il pourrait bien nuire à votre goût pour le labeur..."
John ne put qu'hocher la tête pour montrer timidement son approbation. Il avala deux cuillerées de sa soupe, quand Trevor lui demanda :
"Dites-moi, John...Pouvez-vous m'apporter des nouvelles de vos parents?"
La question du révérend parut troubler profondément le jeune homme. Etonné par cette réaction inattendue, le pasteur insista néanmoins :
"Eh bien, John, auriez-vous perdu votre langue? Que deviennent vos parents, Etienne et Catherine?"
John avala sa salive, puis répondit d'un ton sombre :
"Ils sont morts."
Trevor s'immobilisa en entendant ces mots. Il était très proche des époux Roligny, aussi, la nouvelle lui causa une grande peine. Il resta muet durant une quinzaine de secondes, puis reprit :
"J'en suis désolé pour vous, John. Vos parents étaient des gens exemplaires, fidèles à la ligne dessinée par le Seigneur. Que leur est-il arrivé?"
La réponse ne se fit guère attendre :
"C'est moi qui les ai tués."
Le pasteur se figea brutalement, devenant aussi raide qu'un cadavre. Profitant de l'embarras de son vis-à-vis, John enchaîna :
"Révérend, avant que vous ne me fassiez le moindre reproche, il faut que je vous dise beaucoup de choses au sujet de mes parents, mais aussi à propos de ce qui s'est passé, il y a quelques jours."
Le jeune homme dut attendre deux minutes, le temps nécessaire pour que Trevor puisse se remettre de ses émotions. Quand ce fut fait, le pasteur lui demanda, la voix tremblante :
"John...Je...De quoi voulez-vous parler..."
Soulagé que le pasteur ne se soit pas emporté, John répondit :
"Révérend, avez-vous entendu parler de cette longue éclipse de soleil?"
La main sur son coeur battant la chamade, le révérend Trevor répondit affirmativement :
"Je...J'en ai effectivement entendu parler et je l'ai même vue...C'était une éclipse des plus totales, l'on n'y voyait plus rien, des récoltes avaient même commencé à pourrir dans le royaume...Je...Je vous dois un aveu, John, j'ai bien cru que jamais plus nous ne reverrions le soleil."
Le silence régna dans la pièce pendant cinq secondes, puis Trevor reprit :
"Dites-moi, John...Vous m'avez dit que vous aviez beaucoup de choses à me confier sur la mort de vos parents, mais aussi sur les événements qui ont eu lieu quelques jours auparavant. Savez-vous comment une telle éclipse a pu se produire?"
John baissa la tête tout en se tortillant les mains pendant une dizaine de secondes, puis leva les yeux vers le pasteur et lui dit :
"Le responsable de cette éclipse, c'est moi."
En seulement une minute, ce fut un nouveau choc pour le révérend. Sa mine se crispa, ses mains se mirent à trembler, tout comme ses lèvres. Aussi, ce fut avec peine qu'il demanda au jeune homme:
"Que...Que venez-vous de dire?!"
John répondit :
"Mais je n'étais absolument pas conscient de ce que je faisais. Je n'étais pas moi-même. Non ; je n'étais plus moi-même. J'étais prisonnier à l'intérieur de mon propre corps, tandis qu'une âme étrangère en avait pris le contrôle."
Trevor balbutia :
"C'est...C'est insensé...C'est un maléfice digne de Satan qui s'est produit, d'après ce que vous me dites!"
Le jeune homme objecta :
"Au contraire, révérend. Celui qui avait pris possession de mon corps n'était pas un démon, bien au contraire. Et pourtant, ce qu'il a fait n'était pas beau à voir..."
Après une nouvelle pause de cinq secondes, John s'adressa au révérend Trevor en ces termes :
"Révérend, si je suis venu à Londres, c'est pour vous confesser tout ce que j'ai fait malgré moi, d'autant plus que c'est un vrai miracle si je suis encore en vie. Vous êtes la dernière personne en qui je peux avoir confiance..."
Trevor soupira brièvement, puis répondit :
"Très bien, John. Je suis disposé à vous écouter sans vous juger; je laisse cette charge au Seigneur."
John marqua une fois de plus une pause rapide, puis avertit le pasteur :
"Révérend, mettez-vous à l'aise, car il s'agit d'une longue histoire...Une histoire longue et qui n'est pas gaie du tout..."