Kavala (Grèce, Macédoine), un matin de juin 1958
Il pleuvait à seaux depuis quelques heures, ce jour-là. Un tumulte peu ordinaire régnait dans les rues de la ville. La météo avait brusquement changé, comme un présage d’un événement. Heureux ? Malheureux ? Personne ne s’en serait véritablement plaint car la sécheresse régnait habituellement en maître dans cette région aride. Un peu de fraîcheur était la bienvenue.
Quelque part, au domicile d’un médecin, un téléphone sonna. Installation toute récente, témoin du modernisme grandissant auquel les Grecs et la société dans son ensemble, avaient désormais accès.
- Allô, oui, Dr Oikos, j’écoute…
Comment ? J’arrive tout de suite. En attendant, prodiguez-lui les premiers soins ! Qu’elle ne meure surtout pas avant…
A quelques kilomètres de là, dans une petite masure des faubourgs de la périphérie, très vieille à en juger par la vétusté du –maigre- mobilier et le délabrement des murs et des poutres en bois du plafond, trois femmes s’affairaient autour d’un lit. Sur la couche était étendue une autre femme, jeune, qui paraissait sans connaissance.
Elle ne répondait pas aux appels désespérés des trois autres. Pourtant, il n’y avait aucun doute, elle respirait.
Les pneus d’une deux-chevaux crissèrent dans la rue en cailloux devant la maison. Un homme se précipita à l’intérieur.
Une des femmes : Vous arrivez à temps, docteur !
Dr Oikos : Comment cela se présente t-il, mesdames ?
Une autre : Elle a déjà perdu les eaux, mais le bébé tarde à se montrer ! Nous l’appelons depuis tout à l’heure, mais elle ne nous répond pas ! Pourvu qu’elle ne soit pas déjà…
Dr Oikos : Bon, voyons ça…d’abord, allumez-moi la lumière, bon sang ! Comment pouvez-vous travailler dans la pénombre alors que cette femme est en danger ?!
Sage-femme 1 : Mais…c’est qu’il n’y a aucune électricité dans cette maison…pas plus que l’eau courante, d’ailleurs…
Le Dr Oikos alluma une bougie et parut nerveux. Le petit homme expérimenté, au crâne dégarni, avait déjà été confronté à de nombreuses situations d’urgence au domicile de patients, mais les accouchements difficiles n’étaient pas sa spécialité. Et il se demandait s’il serait d’un réel secours aux trois sages-femmes.
Dr Oikos : Voyons cette femme…Madame ! (prend sa main) : Serrez ma main très fort ! Ouvrez les yeux ! Pas de réaction…(se penche) : mais…elle respire normalement !! Et le pouls…il est normal, même pas de palpitations !??
Sage-femme 2 : Ca y est, le bébé se présente ! Poussez, madame ! Poussez de toutes vos forces !!
Sage-femme 3 : Arrête, Maria, tu vois bien qu’elle ne te répondra pas !
Sage-femme 2 : mais enfin ! Elle va bien se réveiller, non !?
Pourtant, les quatre soignants assistèrent à un spectacle pour le moins étonnant…les contractions se faisaient naturellement, sans que la mère ne réagisse, comme si son corps échappait à sa volonté et agissait seul, en parfaite autonomie. L’accouchement semblait se dérouler tout à fait normalement…alors que la mère était sans connaissance, comme dans un état second.
Dr Oikos : Mais enfin, qu’est-ce que cela signifie !!? (aide la sortie du bébé) : Comment avez-vous trouvé cette femme lorsque vous êtes arrivées ?
Sage-femme 1 : C’est à n’y rien comprendre, docteur…nous avons toutes les trois, en même temps, reçu ce matin un coup de téléphone d’un homme anonyme, qui ne s’est pas présenté, et qui nous a signalé qu’une femme était sur le point d’accoucher à cette adresse…nous sommes arrivées ici toutes les trois exactement en même temps, alors que nous ne nous connaissions pas…la maison était déserte et sentait une odeur de renfermé épouvantable, comme si personne n’était venu ici depuis des années…Et, sur ce lit, il y avait cette femme, sans connaissance, que nous avons cru à l’agonie…
Dr Oikos : Un appel anonyme ? Mais comment était la voix ? Il n’a donné aucun renseignement ?
Sage-femme 3 : Une voix comme je n’en ai jamais entendue…une voix grave, lugubre, comme surgissant de…euh…
Sage-femme 2 : D’outre-tombe !
Sage-femme 3 : Oui, c’est ça, c’est le mot approprié…
Dr Oikos : Bon, nous verrons ça après…pour l’instant, finissons-en !
Le bébé sortit, un petit garçon, et avala sa première bouffée d’air…mais, à peine l’une des sages-femmes coupait-elle le cordon et entreprenait de l’essuyer que les deux autres constatèrent que l’accouchement n’était pas fini…un deuxième bébé pointait déjà le bout de son nez !!
Dr Oikos : Et en plus, ce sont des jumeaux…!! Allez, un effort ! Madame ! Madame !!!
Mais toujours, aucune réaction de la mère. Son visage était d’une sérénité irréaliste en une situation pareille. Elle semblait dormir paisiblement, respirant normalement alors que son corps, comme échappant à son contrôle, subissait les douleurs de l’enfantement.
Deuxième bébé (cris perçants) : Ouin !! Ouiiiinn !!!
Dr Oikos (s’essuie le front) : Ouf, voilà qui est fait…
Pendant que les trois sages-femmes donnaient les premiers soins aux deux bébés, les lavant et les emmaillotant, le docteur s’occupait de l’état de la mère…il l’ausculta une nouvelle fois, en espérant qu’elle allait enfin réagir à la froideur du stéthoscope…et il laissa tomber celui-ci brusquement sur le sol, comme pris d’effroi.
Sage-femme 2 : Qu’y a t-il, docteur ??
Dr Oikos : C’est impossible…
Sage-femme 1 : Qu’y a t-il ??
Dr Oikos : Elle…elle est morte…
Un silence glacial emplit la pièce. Les trois sages-femmes sentirent un horrible frisson d’épouvante leur parcourir l’échine. Même les deux petits nouveaux-nés, déposés sur un petit lit de fortune installé avec des draps,
semblaient déjà goûter à leur premier sommeil, paisiblement.
Dr Oikos : En trente ans de carrière, je n’ai jamais vu ça…
Sage-femme 3 : Cette femme serait…morte d’un coup, alors que, il y a un instant encore, elle dormait paisiblement…tout en donnant naissance à des jumeaux !
Dr Oikos : Mais enfin, qui est cette femme ?? Y a t-il des renseignements, des papiers administratifs, dans cette maison, qui pourraient nous renseigner ? Un voisin qui la connaît ? Et le père, qui est-ce donc ???
Sage-femme 2 : Cette maison est isolée, le voisin le plus proche est à plusieurs centaines de mètres…c’est une très vieille cabane, il est même curieux qu’elle n’ait jamais été démolie dans le quartier…
Dr Oikos : Bon, je vais visiter l’étage ; occupez-vous des deux petits pendant ce temps…j’arrive…
Le docteur gravit les marches en bois du petit escalier qui menait à l’étage de la maison, en faisant craquer chaque marche sous ses pieds, dans un bois moisi qui semblait menacer de s’effondrer à tout instant.
Soudain, alors qu’il trouvait un papier jauni sur une petite table, le docteur fut saisi par trois cris perçants.
Les trois sages-femmes : HIIIIIIIII !!!!!
Il se précipita en bas. L’une des sages-femmes s’était évanouie d’un coup. Une autre s’était enfuie de la maison en courant. La troisième s’était recroquevillée dans le recoin d’un mur, se cachant la tête en sanglotant avec les deux petits bébés dans les bras, qui recommençaient à crier.
Dr Oikos : Qu’y a t-il ? Pourquoi êtes-v...AAHHHHHHH !!!
Au milieu de la pièce, en lieu et place de la défunte femme qui venait d’accoucher, se trouvait un squelette humain complet, revêtu des mêmes habits que la femme d’avant. L’odeur de la pièce avait brusquement changé. La mort avait envahi la maison. Une odeur de pourriture nauséabonde, qui poussa le médecin à ouvrir les deux fenêtres et la porte de la masure en entier.
Dr Oikos (reprend son calme) : Que s’est-il passé ?
Sage-femme 1 (en sanglots) : Lorsque vous êtes monté…le corps de…cette malheureuse…s’est décom…posé…en un instant…il n’en res…te…plus rien…hiii…
Dr Oikos : Calmons-nous, il doit bien y avoir une explication rationnelle à tout ça !! Comment vont les deux petits ?
Sage-femme 1 : Ils crient…je crois qu’ils veulent leur première tétée…
Les trois sages-femmes revinrent peu à peu à elle et s’isolèrent dans la deuxième et unique pièce de la maison pour y chercher d’éventuels indices sur l’identité de la mère. Le docteur Oikos avait recouvert le squelette d’un fin voile blanc et après avoir remis ses gants, il procéda aux premières constatations d’usage sur les circonstances du décès. Il rappela les trois femmes en leur épargnant le spectacle du cadavre.
Dr Oikos : C’est invraisemblable…ces os sont déjà à moitié pourris et prêts à se dissoudre…comme si…comme si ce cadavre avait déjà plusieurs siècles !! Alors que nous venons de voir cette femme accoucher sous nos yeux !!!??
Sage-femme 1 : Je ne sais plus si nous sommes dans la fiction ou la réalité…toujours est-il que nous avons trouvé ceci, docteur…regardez…
Le docteur prit un papier jauni que lui tendait l’une des femmes. Il le compara à celui qu’il avait trouvé à l’étage.
La même écriture, à la plume d’oie, sur un papier jauni par le temps.
Papier 1 :
« L’an du seigneur 1743, le 31 juillet
Yoko, j’ai décidé de partir combattre l’Empereur des Ténèbres aux côtés d’Athéna. Je suis désolé de la douloureuse décision que j’ai prise. Je ne t’oublierai pas. Et te promets de tout faire pour revenir sain et sauf. La survie de cette terre dépend de nous, s’il te plait, pardonne-moi. C’est pour l’avenir de notre enfant que je vais me battre. Je t’aime. »
Janus.
Papier 2 :
« L’an du seigneur 1743, le 6 septembre
Janus, je prie pour la victoire d’Athéna. Je dois m’endormir pour la survie de notre enfant, et ce pour une durée indéterminée. Je ne me réveillerai que lorsque le moment sera venu. Puisse cette lettre te parvenir. Puissions-nous nous retrouver un jour, et voir grandir cette chair de notre chair. Je t’aime. »
Yoko.
Aussitôt lus, les deux papiers se décomposèrent à leur tour et tombèrent en poussière qui se répandit sur le sol.
Dr Oikos (sueur sur le front) : C’est…c’est impossible…
Sage-femme 2 : Cette femme…aurait vécu il y a plus de deux siècles…
Sage-femme 3 : Mais nous venons de la voir en vie à l’instant !! Elle vient quand même bien de donner naissance à des jumeaux ! Nous n’avons pas rêvé !!?
Les cris des deux nouveaux-nés les rappelèrent à la réalité. Les deux nourrissons étaient bien vivants et réels, eux.
Sage-femme 1 : Nous connaissons au moins le nom de cette femme, maintenant…Yoko…
Sage-femme 2 : Qu’en pensez-vous, docteur ?
Dr Oikos : Je crois que ce n’est pas la peine de nous poser davantage de questions…Nous sommes peut-être en présence d’un phénomène inconnu et rarissime qui dépasse le cadre de la science actuelle, bien que je n’aime pas l’idée même d’une telle hypothèse…Nous dirons donc que ces deux petits garçons ont été abandonnés à la naissance, de père et de mère inconnus. Vous vous chargerez de les emmener et de les confier à l’Assistance Publique. Ne dites à personne ce que vous avez vu. Je compte sur vous.
Sage-femme 1 : très bien, docteur.
Sage-femme 3 : Il serait peut-être sage, avant de partir, de penser à nommer ces deux petits garçons…qu’en pensez-vous ?
Sage-femme 2 : Comme c’est curieux…regardez comme ils semblent déjà se regarder tous les deux…et celui-ci qui bouge les mains…comme s’il voulait se battre avec son frère !!
Sage-femme 1 : Ne dis pas de bêtises, voyons, ce ne sont que des nourrissons, leurs réactions ne sont que physiques pour l’instant.
Sage-femme 3 : En tout cas, deux petits qui se battent, ça me donne des idées pour le prénom.
Sage-femme 2 : Ah oui ? Voyons voir !?
Sage-femme 3 : Nous les appellerons…Saga et Kanon !!