Lhomme des glaces
Sanctuaire, muraille extérieure
La pluie ne cessait de
tomber depuis quatre jours. Le tonnerre grondait continuellement, soulignant
plus encore la période sinistre que traversait le monde. Une ombre savançait,
seule au milieu du déchaînement de lorage. Sur le seuil de la porte dentrée
du Sanctuaire, Graal discutait avec Pallas et un garde. Le jeune Guerrier Sacré
de bronze fraîchement intronisé écoutait avec attention les recommandations de
Graal. Sa première mission était de mener une patrouille dans les montagnes
voisines, accompagné de trois soldats du Sanctuaire. Il était un peu stressé
mais plein denvie. Linconnu sarrêta devant les trois hommes.
- Garde, prends mon
manteau.
- Bien ... bien Seigneur
!
- Graal : convoque les
éphèbes qui espèrent devenir des Guerriers Sacrés d’Argent, ceux-là même qui
étaient en Asgard lorsque tout a commencé. Quils viennent sans retard dans ma
pièce. Fais vite.
Lhomme qui nétait, il y
a quelques minutes, quune ombre fugitive avait cédé la place à un homme de
taille moyenne, aux cheveux mi longs .... Son visage ne laissait transparaître
aucune émotion. Il sassit attendant les cinq éphèbes. Asturias et Macubex
étaient rentrés depuis quelques jours déjà. Frank, Mâa et Shiro avaient
activement participé à la défense du Sanctuaire en effectuant des patrouilles
régulières, devant repousser à de nombreuses reprises les assauts de groupes de
guerriers assoiffés de sang mais peu dangereux pour la sécurité des lieux. Frank
avait passé beaucoup de temps au village, quil appréciait beaucoup, Mâa et
Shiro tentant de glaner dans les recueils disponibles et régulièrement mis à
jours de nouvelles informations sur Maiegeiam et Astragoth. Au bout de quelques
minutes, ils firent leur apparition, sous la conduite de Graal qui se retira et
ferma la porte.
« Je ne vais pas
membarrasser de formules de politesse inutile en ces instants critiques. Je
suis Ludoxandros Ganymedon, porteur de larmure sacrée de Crystal. Pour vous,
je serais Seigneur Crystal. Lorsque vous serez des Guerriers Sacrés, vous
pourrez mappeler Ludoxandros. Je suis le responsable de notre ordre, pour
quelques temps encore. Bientôt je vais repartir, pour peut-être ne jamais
revenir. En attendant, vous me devez obéissance. Asseyez-vous. »
Les cinq hommes étaient
surpris. Mais devant la froideur du ton de Ludoxandros, ils se turent et
obtempérèrent derechef.
« Depuis louverture
dAstragoth, les choses vont mal. Je connais très bien Asgard et les Asgardiens
en général. Ce peuple est farouche. Ses guerriers courageux même sils sont
tous faibles, ne connaissant nullement le Pneuma, ou le Kosmos si vous
préférez. Ils vont cependant nous être utiles en ces temps troubles. Vous
nêtes pas sans savoir que la Mésopotamie gronde ..... Les autres élus sont
toujours en quête de leurs titres de bronze. Il vous incombe donc de mener à
bien ce que je vais vous ordonner. Les autres Guerriers Sacrés doivent défendre
le Sanctuaire contre toute incursion. Vous seuls pouvez sortir. »
Ludoxandros prit un verre de vin, puis reprit
la parole.
« Vous avez obtenu
le droit de devenir, peut être, des Guerriers Sacrés d’Argent, comme moi, comme
Yolos. Pour mériter ce titre, il vous faudra obtenir le droit de tuer des
divinités au nom dAthéna, devenir donc des porteurs du titre de Courroux Divin. »
Le Seigneur de Crystal ne
put sempêcher de laisser transparaître un petit rictus voyant la tête que
faisaient les cinq jeunes hommes.
- Ce nest pas le trop complaisant
Yolos qui va vous donner ce titre. Cest moi, au nom dAthéna, car je suis
au-dessus des autres Guerriers de notre ordre. Pour mériter ce titre, vous
allez commencer par trouver comment Maiegeiam a réussi à pénétrer en Niflheim
comme notre Grand Maître la découvert en consultant les astres : vous étiez là
le jour où le Sceau fut brisé : donc Maiegeiam nest pas passé par là, pas par
Astragoth, sinon il aurait lui-même enclenché le mécanisme, malgré toute sa
magie ... Il y a donc un autre moyen de rejoindre Niflheim ... il y a une autre
porte menant au monde des morts, une porte ouverte dans les deux sens, depuis
des millénaires ... Trouvez-là ! Autre chose : lÉgypte : il se trame des
choses inquiétantes là-bas : je naime pas ça, je suis même très inquiet pour
le Sanctuaire, les Maîtres divins de l’Egypte sont puissants et redoutables. Retrouvez
le très sage Anaximandre, questionnez-le une nouvelle fois, il en sait plus
qu’il ne vous l’a dit la dernière fois ...
- Si je puis me
permettre, qui est ce Grand Maître et quest-ce que ce Niflheim ? saventura
Shiro sous le regard inquiet de ses compagnons.
- Vous découvrirez assez
tôt qui est ce personnage. Quant au Niflheim, sil existe des maîtres érudits
parmi vous, ils sauront répondre à ta question en consultant nos écrits. Je
puis cependant affirmer ceci : les sages dAsgard connaissent sûrement des
choses sur cet endroit que nous ne savons pas : ramenez toute nouvelle
connaissance au Sanctuaire, tout ce qui pourrait nous aider. Car, nous devrons
un jour pénétrer en cet endroit et détruire la cause de tant de malheurs, telle
est notre destin tracé dans les étoiles ... Il vous faudra certainement
marchander avec ceux dAsgard : je ne veux pas de guerre avec eux. Ils
contiennent et occupent des êtres comme la Déesse-Araignée, entité qui menace
tout ce qui vit sur cette Terre depuis la nuit des temps, ou les Elfes Maudits.
Alors marchandez avec ces Asgardiens, échangez des connaissances ... mais rien
qui pourrait compromettre le Sanctuaire !
Ludoxandros se tut. Il
attendait le feu des questions. Mâa se hasarda le premier à poser les questions
quil avait à lesprit :
« Maître de Crystal,
vous dites que nous devons « obtenir
le droit de tuer des divinités au nom dAthéna »... nest-ce pas
paradoxal ... Tuer un Dieu au nom dun Dieu... ? Les Dieux ne sont-ils point
immortels ? Suis-je le seul à trouver cela choquant ? » dit-il en
regardant lassemblée des éphèbes d’Argent.
Un moment de silence
s’instaura. Imperturbable, Ludoxandros se resservit un verre. L’Egyptien reprit,
en fixant le Guerrier Sacré d’Argent, arborant un air sévère qui torturait ses
traits habituellement si fins :
« Jaimerais savoir
si cest vous qui allez nous apprendre comment atteindre le Courroux Divin. Je
voudrais encore ajouter que, concernant Maiegeiam, nous avons suivi sa trace
dans les territoires du Nord, hors vous dites que ce nest pas par Asgard quil
est entré ... Auriez-vous une idée sur la localisation du portail quil aurait
emprunté ? La Dalmatie peut être ? »
Mâa nattendit pas les
réponses et poursuivit.
« Quant à lÉgypte,
jen reviens Maître de Crystal, jy suis allé lorsque lEtranger et Asturias
étaient en Asgard. Les nouvelles sont alarmantes ... Le Peuple dÉgypte sest
détourné de Râ au profit de Seth et dAnubis. Ces deux divinités obscures
lèvent des armées et tiennent toutes les places fortes... Pharao, notre
souverain, a fui ... Je crains que le Chaos souille ce pays sacré. Il faut se
dépêcher de trouver Anaximandre avant que le pays sombre dans un bain de sang. »
Le jeune Egyptien se
rassit, lair grave et pensif. Ludoxandros avait écouté sans sourciller les
interrogations de Mâa. Il se leva pour répondre aux questions, fixant tour à
tour chacun des élus.
« Un dieu est
immortel. Ceci signifie quil na pas besoin de manger, de dormir, que la
vieillesse ne le conduira pas vers le trépas ... Cependant, un être découvrant
le Kosmos, découvrant la route de la divinité ou étant sous la protection dune
divinité puissante peut tuer un dieu. Ceci est déjà arrivé par le passé, et
arrivera encore. »
Il marqua un silence
appuyé.
« Ainsi, si Athéna
ordonne la mort dun dieu, jaccomplirai cette tâche sans poser de question.
Jespère quil en sera de même pour vous. En ce sens, le Courroux Divin nest
pas quun droit donné par une divinité, cest un pouvoir insufflé par elle-même
: cest donc Athéna qui vous le donnera, directement ou indirectement ... »
Ludoxandros se dirigea
vers la fenêtre, fixant lhorizon dégagé. Il poursuivit dun ton grave.
« Concernant
Maiegeiam, je ne sais point. Il a emprunté un passage menant aux enfers, mais
un passage moins surveillé que dautres : donc point Astragoth pour les raisons
que jai évoquées, point lantre dEreshkigal en Mésopotamie, trop dangereuse
.... Point le chemin dHadès, sinon nous laurions su ... »
Il marqua un nouveau
moment de silence pour réfléchir, rassemblant les hypothèses les plus
plausibles. « Peut-être la Dalmatie. Je ne connais pas cette région, mais
je sais que certains Guerriers Sacrés ont relevé des activités inquiétantes en
ces lieux. Il se peut que cette région ouvre également sur les Enfers. J’ai
déjà entendu parler d’un temple gardé par des femmes qui veillait au sommeil
des morts, cette terre recèle des secrets qui méritent d’être explorés »
Le maître de Crystal
marqua un nouveau temps darrêt. Il semblait soudainement absorbé par des
images qui venaient dapparaître dans son esprit. Lembrasure de la fenêtre
laissa pénétrer un souffle frais directement venu de la montagne voisine. On eut
dit que la nature répondait à son inquiétude. Il se retourna vers Mâa et le
regarda dans les yeux.
« Quant à lÉgypte,
ton Égypte Mâa, Anaximandre aura des réponses. Mais ce que je sais dAnubis et
de Seth me suffit : ils devront disparaître, sil le faut de ma main »,
affirma-t-il en serrant son poing droit de toutes ses forces.
Le regard de Ludoxandros
était troublant. Il ne semblait ressentir aucune émotion. Un tueur,
implacablement il faisait penser à un tueur. Dailleurs son ton sec, ses mots
durs, cet homme semblait avoir abandonné tout sentiment.Impressionné par la présence de Ludoxandros,
Frank ne trouvait pas ses mots. Il écoutait presque terrorisé par cet homme
froid comme la glace, froid comme la mort. « Est-ce cela un combattant à
lArmure d’Argent ? Il ne semble rien craindre en ce monde ; serais-je
seulement à la hauteur de la tâche qui mattend ? » pensa-t-il. Passant
outre sa peur naissante, Frank prit la parole, évitant de regarder le maître de
Crystal.
« Le Courroux Divin,
je crois avoir lu quelque chose sur une statue de la bibliothèque dHattousa
mais mes souvenirs sont flous, peut-être nos amis érudits pourront-ils nous en
dire plus. »
Il se rassit laissant la
parole à ses amis et soulagé davoir réussi à sexprimer devant cet homme
effrayant. Ludoxandros se retourna vers Frank et le fixa longuement avant de
répondre.
« La cité dHattousa
recèle bien des mystères, et tant de vérités ... cest en effet possible,
Frank. Quoiquil en soit, comprenez bien une chose : le Courroux Divin sera un
droit, pas une connaissance à maîtriser. Le droit daccomplir la volonté
suprême dAthéna et déradiquer les divinités adverses ! Maintenant laissez-moi.
Je dois réfléchir à certaines choses. »
Les éphèbes d’Argent
passèrent ensemble la soirée. La conversation se focalisa autour du maître de
Crystal. Graal et Yolos avaient été plus ouverts. Ils étaient de réels formateurs
désireux de partager leur savoir, de mener ces hommes vers des connaissances extraordinaires.
Ludoxandros était très différent, trop différent. « Ce nest quun
guerrier avide de tuer, ce nest pas là une bonne manière de servir une
divinité », insista Mâa. Shiro était moins intransigeant, considérant pour
sa part quil sagissait dun discours de façade et que le temps montrerait la
réelle nature de lhomme de glace. La nuit laissa les éphèbes seuls devant
leurs interrogations.
Le lendemain matin, le
soleil se leva dans un ciel changeant. Lombre de lesplanade était propice à
la méditation, le léger vent frais favorisant la quiétude corporelle dans cette
saison au climat erratique. Au loin, dans le Domaine Interdit une majestueuse
statue dAthéna semblait veiller sur la quiétude des lieux, projetant dans
limaginaire des hommes la force et la majesté de la déesse de ce sanctuaire.
Reposant son livre à la reliure de cuir craquelé, un éphèbe leva la tête sur la
frondaison de larbre auquel il était adossé. Jouant avec les reflets de
lumière qui filtrait au travers des feuilles, il modifiait subtilement la ligne
de son regard. Puis, il se leva et prit la direction du centre du domaine. Les
longs chemins de rocaille et de pierre plate rappelaient la dureté dun fond
marin, comme si un océan jadis avait usé de ses eaux la montagne sacrée. Le
silence laissa bientôt place aux bruits plus familiers de lactivité humaine.
Ça et là saffairaient des hommes et femmes pour le bon fonctionnement du
Sanctuaire. Réapprovisionnement en nourriture et en matériel étaient chose
courante pour subvenir aux besoins de tous. La trahison de Lénas nétait plus
quun mauvais souvenir que beaucoup cherchait à oublier. Les dangers étaient
certes plus nombreux depuis lépisode dAstragoth, mais tous étaient convaincus
quune trahison au sein même du Sanctuaire représentait un danger encore plus
mortel.
Sur les traces du Mage des mages
LÉgypte avait effectivement bien changé. Le port de Tanis était
étroitement surveillé par de nombreux soldats en arme dirigés par un puissant
prêtre du nom de Sekhmenoum. Ce dernier passait pour être lun des seuls à
pouvoir entrer dans le temple de Seth récemment achevé sur les berges du Nil.
Tanis était une cité vitale pour le commerce florissant de lÉgypte, il était
difficile de fermer le port aux étrangers. Aussi ces derniers étaient
étroitement surveillés et navaient pas le droit de quitter lenceinte même de
la prestigieuse cité. Les hommes de Sekhmenoum portaient des cuirasses de
bronze et des armes égyptiennes : une lance ou une petite épée courbe
complétait des arcs portés en bandoulière. Ce qui les rendait effrayant aux
yeux des passants étaient leurs casques en forme de tête de crocodile, symbole
de Seth, aux couleurs émeraude, des yeux en rubis ajoutant au casque un regard
inquisiteur qui faisait baisser les regards des badauds. Lors de son voyage
précédent, Mâa avait appris avec stupeur que les prêtres de la Maison de Râ,
auquel il appartenait depuis son plus jeune âge, avaient été arrêtés et menés
en-dehors de la cité. Personne nen avait plus entendu parler depuis.
Suivant les instructions de Ludoxandros, les cinq éphèbes avaient
effectué le voyage vers Tanis afin de revoir Anaximandre. Il pouvait être dun
grand secours dans la recherche de Maiegeiam. La piste la plus sérieuse menait
maintenant vers la Dalmatie, encore fallait-il la valider et savoir où chercher
dans cette contrée que même Asturias ne connaissait pas totalement. Mâa
espérait secrètement pouvoir en apprendre davantage sur la Maison de Râ, il
comptait beaucoup sur les informations du vieil érudit pour rassurer son esprit
tourmenté. Vêtus tels des marchands grecs, les cinq hommes sinstallèrent sur
le marché pour vendre de lhuile dolive en provenance du village du
Sanctuaire. Suivant les recommandations de Yolos, Gardohou accompagnait la
petite troupe. Il avait fait armer un navire en partance dArgos avec des
hommes triés sur le volet. Frank mettait beaucoup de cœur à louvrage, son
travail de paysan au village lavait profondément marqué et il était heureux
daider le marchand à vendre ses denrées. Alors que Mâa et Shiro sapprêtaient
à partir prendre un rendez-vous avec Anaximandre pour le lendemain, le vieil
érudit sarrêta justement devant létal des Grecs. Il avait tissé un puissant
réseau dinformateurs et savaient depuis quelques jours que cette équipée
voguait vers Tanis. Il avait décidé de prendre les devants et de partir à leur
rencontre, mais ne sattendait pas véritablement à les croiser comme vendeurs
dhuile dolive. La discussion fut brève. Anaximandre était surveillé de près
par les hommes de Sekhmenoum depuis plusieurs semaines, il sortait rarement et
ne recevait plus personne.
Mâa eut la confirmation quil redoutait : Seth, linfâme divinité
des esprits les plus vils, sétait débarrassé des encombrants prêtres de Râ. Il
étendait maintenant son pouvoir sur toute lÉgypte en compagnie dAnubis,
terrifiant maître des morts. Râ, Osiris, Thôt ... plus aucune autre divinité
nétait adorée en ces terres. Pour Anaximandre, la seule explication était quelles
avaient toutes disparu, se réfugiant hors dÉgypte, ou, pire, avaient été tuées
par les deux sinistres dieux. L’ouverture dAstragoth avait engendré un
déséquilibre profond des forces qui régissaient le monde. Bhaal et Anat,
seigneurs du pays de Canaan, menaient une guerre sans merci à leurs voisins
égyptiens et mésopotamiens. Enlil lui-même levait des forces pour en finir avec
ce danger, « ou pour en finir avec les hommes et leur stupidité ! »
conclut dans un soupir lérudit. Il avait croisé quelques mois plus tôt un
ancien élève de Maiegeiam, ce qui apporta la dernière information décisive aux
éphèbes d’Argent. « Cet homme ma assuré, et je le crois, que son ancien
maître sest dirigé vers la Bouche des Larmes Noires, un gouffre qui inonde le
Seisishiki. Il désire rejoindre par la suite le Niflheim pour y accomplir un
acte insensé. Toutes mes connaissances concordent pour dire que ce gouffre se
trouve au nord de la Grèce, sous la protection dune puissante et féroce
divinité, capable de mener le monde vers le sommeil glacé de lhiver ». Ce
furent les derniers mots quAnaximandre dit. Une patrouille de soldats en arme
le fit partir dans la foule.
« Nous avons ce que nous étions venus chercher », dit
Macubex dune voix morne. « Je naime pas vraiment le tour que tout ceci
prend mais il faut se rendre à lévidence : louverture dAstragoth a changé la
face du monde. Les dieux les plus vils samusent à présent avec la vie des
pauvres gens, et nous sommes responsables de ces malheurs ! »
Shiro se fendit en grondant de colère.
- Tu nas pas totalement raison, Étranger, Maiegeiam sest joué de
nous et nous a indirectement conduit en Astragoth. Tout ceci fait partie dun
plan mûri de longue date, jen suis certain. Mais il ne perd rien pour
attendre, il va le payer, et cher. Athéna nous guidera vers de nouveaux
pouvoirs, nous rétablirons la paix sur cette terre même si nous devons
éradiquer des dieux. Ce que je vois ici me désespère : de pauvres gens vivant
sous le joug de divinités tout juste bonnes à exploiter la misère et la peur.
Regardez ces visages ! Regardez ce désespoir insupportable !
- Je partage vos sentiments, se lamenta Mâa. « Le monde est
au bord du précipice. »
Frank regarda Asturias. Ils ne pouvaient admettre cette
résignation. Le premier força un large sourire.
- Mes amis, cest pour ça quAthéna nous a choisis. Avec laide de
Maître Yolos, je suis certain que nous y arriverons.
- Frank a raison, acquiesça Asturias. « Ne désespérons pas,
tout reste possible, nous pourrons défaire le mal qui a été fait. Nous devons
avoir foi en nous. Nous navons plus rien à faire ici, regroupons nos affaires
et embarquons pour ma terre natale. Je vais vous mener à mon père, il saura
nous guider. En navigant bien, nous pourrons rejoindre les côtes de Dalmatie en
quelques jours. »
- Alors ne tardons pas, conclut Macubex. « Gardohou, range
tes amphores, nous partons ! »
- Mais je nai pas tout vendu ! rétorqua le marchand dépité.
- Tu vendras en Dalmatie mon ami, allez, je vais taider à
rembarquer le tout. Frank sexécuta et le navire partit le soir même pour la
Dalmatie.
***
Une épaisse fumée sélevait en lourdes spirales des villages de
pêcheurs en flammes. Ils avaient longé pendant deux jours les côtes dalmates à
la recherche dun endroit pour accoster, il était clair que le chaos avait pris
pied sur lensemble du littoral. Ils décidèrent daccoster dans une petite
crique à première vue paisible et senfoncèrent dans les terres, laissant le
navire et Gardohou rejoindre la Grèce. Il ne leur fallut pas longtemps avant de
trouver de nouvelles traces de combats récents. Les récoltes étaient ravagées,
les cadavres pourrissants gisaient sous le soleil ardent, des animaux même
avaient été inutilement massacrés. Asturias souffrait de voir ce qui était
arrivé à son pays et ne pouvait plus regarder ce spectacle lamentable. Par
instants, ils apercevaient au loin des groupes de guerriers pillant ce qui
restait dans les villages, bien quils neussent plus personne à tuer ou
torturer. Les quelques fuyards quils avaient croisés leur avaient expliqué que
le Seigneur au Poing Noir était de retour, que ses hordes de guerriers noirs et
de Sinanthropes voulaient réduire le monde à un flot de sang entourant des
montagnes des cadavres. Le désespoir était total. Quand ils parvinrent à la
rivière de la Lame Argentée qui servait de frontière sud au domaine de la
famille Dagorlad, elle charriait la mort. Des familles entières se décomposaient
dans leau en compagnie de bestiaux. Asturias pleurait ouvertement, sa
tristesse se teintant peu à peu de rage. Mâa et Frank avaient le visage
assombri, tentant de réconforter leur ami. Shiro et Macubex sefforçaient de ne
pas respirer la puanteur de la mort tout en cherchant des traces de potentiels
adversaires. Les éphèbes d’Argent venaient de pénétrer dans les Enfers, des
Enfers recouvrant à présent la surface de la Terre.
Poursuite
Les montagnes sont légions en Dalmatie, elles couvrent la quasi
totalité du territoire. Le groupe sengagea à travers les premières passes sans
perdre de temps afin de joindre le bastion dAsturias au plus vite. Ce dernier
avait pris les choses en main, ne cachant pas la colère qui le guidait, lenvie
de vengeance contre ces assassins. Mais cette ire était teintée de crainte. La
forteresse familiale était-elle toujours debout ? Son père, sa mère, les siens
avaient-ils survécu ? Tout nétait-il pas devenu cendres et sang ? Les cinq
éphèbes avaient décidé de ne pas attaquer les hordes noires sauf en cas de
nécessité absolue. La mission primait et, detoute façon, ilsne se sentaient
pas de taille à affronter des guerriers nombreux et aguerris par cinq années de
combats. « Nous avons deux bonnes journées de marche à travers la
montagne. Nous rejoindrons bientôt une petite vallée que nous remonterons vers
le nord, suivant la rivière de la Lame de Cuivre. Après une nouvelle journée de
marche, nous devrions apercevoir le cœur du domaine familial, lantique
forteresse des Dagorlad ! ».
Le soleil avait cédé la place à des nuages menaçants. Bientôt la
pluie viendrait laver la mort qui sétait répandue sur ces terres sauvages.
Frank avait remarqué un ensemble de traces de pas se dirigeant dans la
direction indiquée par Asturias : elles longeaient la rivière de la Lame de
Cuivre en rang serré.
« Ils ne sont pas nombreux, voyagent léger et assez
rapidement. Je pense quils sont quatre, en espérant que dautres ne marchent
pas dans la rivière pour cacher leur nombre », analysa Frank en fin
pisteur.
Dun commun accord les éphèbes d’Argent hâtèrent leur course afin
de rattraper ce groupe. Au mieux il sagissait de guerriers de la famille de
Dagorlad rentrant à la forteresse, au pire il sagissait dennemis sy rendant
pour y répandre le malheur. Quelques heures suffirent pour rejoindre le groupe.
Asturias fut stupéfait et terrifié en voyant cesêtres à la robe noire et rouge. Il sassit
contre une pierre pendant que ses compagnons regardaient les inconnus se
restaurer auprès dun feu de camp.
- Ce nest pas possible. Je ne peux pas le croire. Le monde court
à sa perte, mon pays nest plus rien quune antre infernale, se désola-t-il.
- Quest-ce que tu racontes, Asturias ? Qui sont ces prêtres ?
sinquiéta Mâa.
- Je ne suis pas certain quil sagisse de prêtres, rétorqua Shiro
en sattardant sur un des inconnus qui laissait clairement entrevoir une arme
dépasser de sa robe aux broderies écarlates.
- Ce ne sont pas des prêtres. Ces êtres servent une entité que
nous avons déjà rencontrée, dans la Forêt des Morts, là même où notre compagnon
Cléops perdit la vie. Il sagit de serviteur de la cause de lIndicible ! se
lamenta le Dalmate.
- Comment peux-tu être aussi affirmatif, comment peux-tu savoir qu’ils
servent lIndicible ?
- La famille de Dagorlad, ma famille, Étranger, voue son existence
à la protection du repos des morts, à la lutte contre les sectes occultes. Jai
passé toute ma jeunesse à étudier ces entités, et lIndicible est la plus
terrifiante, la plus abjecte de toute.
Asturias prit soin de rester hors de vue des hommes sombres, les
fixant de loin à labri de son rocher. Il poursuivit son exposé sous le regard
attentif et inquiet de ses compagnons.
- Les serviteurs de lIndicible se regroupent dans une secte très
hiérarchisée. Ils se reconnaissent entre eux par leurs vêtements, généralement
des robes sombres aux symboles écarlates. Ceux-là ont des taches rouges vif sur
le dos, la tête découverte et visiblement totalement rasée, le crâne recouvert
de motifs religieux. Il sagit de la marque du « Cruor de
lIndicible ». Ce groupe de laïque est composé de combattants. La plupart
sont complètement dédiés au Culte, prêts à mourir pour lui sil le faut. Leur
mort, ils en sont assurés, hâtera le retour de lIndicible. Quand ce jour arrivera,
le croyant sera récompensé par la domination sur tous les non-croyants. Comme
les Engeances de lIndicible[i], un autre groupe plus
dangereux encore, les membres du Cruor de lIndicible portent une marque quand
ils sont en mission pour le Culte. Dans leur cas, ils couvrent leur visage de
teinture rouge, en signe de leur promptitude à mourir pour le Culte.
Frank confirma que les inconnus semblaient bien avoir le visage
totalement rouge, lun dentre eux sétant retourné pour prendre des affaires
derrière lui.
- Crois-tu que ce soient eux qui sèment la mort en Dalmatie ?
- Non Shiro, répondit Asturias en continuant à observer le Cruor
de lIndicible. « Le Maître du tumulte guerrier, Caturix[ii], est clairement à lorigine
de ces combats et de ces horreurs. Les Sinanthropes lui vouent par exemple un
culte important. »
- Et si, proposa Macubex, « lIndicible et Caturix étaient
alliés ? »
Asturias se retourna. Il prit le temps de réfléchir, soupesant les
arguments quil pouvait rassembler au vue de ses connaissances accumulées tout
au long de ses études. Il avait peu à peu reprit ses esprits, son désespoir
faisant place à une détermination de plus en plus marquée.
- Je ne pense pas que cela soit possible. LIndicible déteste les
dieux, il veut prendre leur place. Il peut les manipuler, mais certainement pas
sallier avec eux. Quant à Caturix, ce que jen sais me suffit : cest une des
plus anciennes divinités, un guerrier hors pair, qui a terrassé une multitude
de monstres et de dieux pour la simple joie du combat. Je ne pense pas quil
sassocierait avec quelquun daussi fourbe.
- Je dois dire que tout ceci devient trop complexe pour moi, dit
Frank en se prenant la tête à deux mains. Je ne suis pas aussi érudit que vous,
tout ceci me dépasse !
Quelques instants passèrent sans autre bruit que celui de la
rivière qui poursuivait paisiblement sa course à travers la vallée. Le soleil
avait maintenant disparu et la nuit tombait petit à petit. Macubex posa sa main
droite sur lépaule de son compagnon tout en le regardant droit dans les yeux.
- Cest simple, Frank. Anubis, Seth, Caturix, Bhaal, lIndicible
et qui sais-je encore : les dieux sont nos ennemis et nous devrons les
terrasser, rétorqua-t-il froidement, paroles qui plongèrent Mâa dans un grand
désarroi.
- Asturias. Ce « Cruor » se dirige vers ton domaine. Il
serait peut-être bon de le suivre discrètement afin de savoir de quoi il
retourne. Nous pourrons avertir les tiens en cas de danger. Je pense que nous
devrions savoir ce quils veulent réellement. Il est possible qu’ils rejoignent
dautres combattants ?
- Tu as raison, Shiro. Nous allons les suivre. Nous préviendrons
les miens en temps voulu.
***
« Ils sont descendus ! »
Frank revenait en courant vers ses compagnons qui sétaient
dispersés. Le groupe avait perdu la trace des serviteurs à la marque de sang
depuis plus dune heure. Au détour dune passe, à travers de hautes parois
rocheuses, ces derniers avaient subitement disparu. Les éphèbes avaient, dans
un premier temps, pensé avoir été repérés, ils sattendaient donc à tomber dans
un guet-apens. Rien ne vint. Frank avait alors proposé de former trois groupes
: lui partirait vers des roches noires qui sétendaient aux pieds dune
imposante et sinistre falaise. Mâa et Shiro devaient chercher d’éventuelles traces
de passage dans les fourrés avoisinants, Macubex et Asturias suivraient un
petit cours deau au lit constitué de sable noir. Suivant lidée de Mâa, le
groupe disposait de trois sabliers ramenés dÉgypte : ils avaient convenu de
revenir sur les pas au bout de trois tours de sablier et de faire le point. Le
monastère dAsturias pointait à lhorizon, entouré de brume mais visiblement
intact. Sans traces des serviteurs, ils le rejoindraient directement. Le
premier, Shiro se porta au-devant de léclaireur émérite.
- Quest-ce que tu racontes, Frank ? Ils sont descendus, mais où ?
- Là-bas, répondit-il en pointant du doigt les appendices rocheux,
il y a un gouffre. Une rivière noire comme si la nuit sy jetait. Je les ai vus
descendre dans un gouffre. Il y a une sorte de temple obscur très ancien,
entouré de six tours, une statue difforme trône sur chacune delles. Malgré la
distance, jai bien vu quelles représentent un monstre à six bras, chacun
semblant ...
- ... porter une arme, coupa Asturias lair stupéfait. « Un
glaive, une masse darme, un fléau, un pic dentelé, une hache dairain et une
épée noire. Le Maître des Tumultes, dieu ancestral de la guerre, maître de la
tyrannie, héraut des massacres, porteur de la discorde. Celui que les Hommes
vénèrent sous le nom de Caturix, sinistre divinité qui aspire à dominer le
monde, à réduire le Chaos en imposant son ordre tyrannique pardinnombrables massacres et actes de
barbarie », récita-t-il machinalement.
- Que veux-tu dire, sinquiéta Mâa. « Frank aurait découvert
la tanière dun dieu ? »
- Le terme de fléau lui irait visiblement mieux, fit remarquer
Macubex en esquissant un sourire forcé.
Asturias sassit sur une touffe dherbe. Il contemplait la demeure
des siens si proche. Il ne comprenait pas. Comment était-il possible que ce
temple soit si proche et que son père ne lai jamais su ? Ou, sil lavait
découvert, pourquoi ne lui en avait-il jamais parlé ? Il faudrait quun jour il
le demande. Avant de partir, il avait indiqué à son fils quil allait rejoindre
la Rivière Noire ... Il devait savoir quelque chose ! Mais lurgence dictait à
présent ses impératifs. Il se releva, réajustant son armure de cuir renforcé,
serrant ses gants de combat avec conviction.
- Nous devons les suivre. Je ne puis croire que les serviteurs de
lIndicible descendent ainsi dans un domaine consacré à Caturix. Ce temple, que
tu sembles avoir reconnu Frank, correspond en tout point à un sanctuaire érigé
sur un champ de bataille très ancien. Je ne sais pas ce quil fait ici, mon père
ne men a jamais parlé.
- Peut-être que louverture des Enfers, enfin dAstragoth ...,
intervint Frank en réfléchissant à voix haute.
- Oui, acquiesça le Dalmate, « jai aussi pensé à cette
explication. Toujours est-il que nous devons savoir ce que manigancent ces
sbires du Chaos. Ils doivent être encore proches. Suivons-les. Mais je dois
vous avertir que je ne sais quels dangers nous attendent sous ce sol souillé
... »
- Nous ferons face mon ami, assura Shiro, suivi dun regard
approbateur par les autres éphèbes. « Hâtons-nous, en chasse ! »
Le temple était effectivement très ancien, hors dâge. Le temps
avait poli les pierres, les statues du Maître des Tumultes ne révélaient leur
identité quaux yeux aguerris. La Rivière Noire courait en zigzaguantentre des roches aux formes étrangement
familières. On eût dit des statues de cadavres aussi anciennes que le
sanctuaire. Les éphèbes d’Argent ne sattardèrent pas, le temps pressait. Ils
sapprochèrent prudemment du précipice indiqué par Frank et dans lequel le
sombre cours deau se jetait dans un murmure sinistre. Debout au bord de
labîme, ils en contemplaient les profondeurs. Ils furent pris de vertige et
firent un pas en arrière.
- Ils sont descendus par ici ?
- Non, par là, indiqua Frank en réponse à Mâa. « Il y a une
sorte descalier ».
Le groupe emprunta le chemin indiqué. Les parois de la faille se
composaient de cette même obsidienne noire que les rochers qui entouraient le
temple. Dailleurs ce dernier semblait avoir été pour partie taillé dans ces pierres
étranges. Loin, au-dessous deux, une vapeur jaunâtre et irritante sétirait,
dissimulant le fond ... sil y en avait un ! Les cinq compagnons se sentaient
ridicules devant lampleur de la scène. La brume tamisait de plus en plus le
soleil, au zénith au-dessus deux, lobscurité gagnait son combat contre la
lumière.
« Râ, guide-nous dans lombre », murmura Mâa. Ce dernier
sadressa finalement à Asturias.
« Avais-tu déjà entendu parler de ce lieu dans tes recueils ? »
Il secoua la tête en
signe de dénégation.
« Je ne connais pas cet endroit, mais je sais que certains
textes parlent de montagnes pourfendues et de crevasses creusées sous les coups
de Caturix lors de combats épiques. Ces parois sont trop lisses pour être
naturelles ».
Après de longues minutes de descente, ils arrivèrent enfin au fond
du précipice. Ce fut une surprise : le sol était composé de dalles impeccables,
les parois se muant en murs éclairés de torches crépitantes. Une atmosphère de
mort régnait, la brume jaunâtre flottant au-dessus de leurs têtes. Il ne fallut
que quelques pas pour découvrir les cadavres démembrés des serviteurs de
lIndicible. Les têtes, des bras, des jambes, des demi-troncs jonchaient le
sol, baignant encore dans leur sang. « Nous naurions peut-être pas dû descendre »,
sinquiéta Shiro en cherchant alentours un danger inconnu. Ce dernier ne les
fit pas attendre. Une horde de guerriers et de chiens de guerre les défiait
dans une effrayante cacophonie. Un chien de guerre de près de deux mètres au
garrot bondit sur Frank qui était le plus avancé, le museau garni de crocs
acérés qui tentaient de lui arracher le bras. Léphèbe esquiva lattaque et
dun coup de poing fulgurant lui creva lœil gauche. Il retira promptement sa
main de lorbite ensanglanté et lui asséna le coup fatal en lui brisant le cou
dun revers de main. Les autres serviteurs dAthéna nétaient pas en reste :
des épées et des massues frappaient la roche, les éphèbes évitant avec
dextérité ces attaques puissantes mais maladroites. Ils avaient peu à peu
appris à éveiller leur Souffle Divin et leurs gestes gagnaient en rapidité. Ici
Macubex broyait les genoux des assaillant dun coup de pied, là Shiro plantait
sa main dans le cœur de son opposant faisant fi de sa solide armure, là encore
Asturias projetait habilement son adversaire la tête la première contre un mur
hérissé de pics, Mâa esquivant les attaques de deux guerriers qui finissaient
par sempaler lun sur lautre, leurs épées les traversant de part en part. Le
combat dura quelques violentes minutes au bout desquelles ils ressentirent une
force étrange les attirer de manière irrésistible.Là-bas, par delà ce tas de cadavres, dans les
dédales de couloirs glauques, une voix sadressait à leurs âmes : « Venez,
venez à moi, serviteurs dAthéna, lun des vôtres vous attend ».
La Dame du Passage
Les éphèbes d’Argent avaient quitté les lieux de la bataille
depuis de longues minutes. Le sol de dalles impeccables avait laissé place à
une terre noire et ocre, rendue boueuse par les nombreuses flaques deau qui se
formaient sous les stalactites de roches qui semblaient garder lobscur
couloir. Asturias ouvrait la marche avec Frank. Ce dernier ne semblait pas tout
à fait rassuré. Évitant un nouvel appendice rocheux en baissant sa tête, il
tenta de trouver des réponses auprès de son compagnon.
- Cet endroit est vraiment étrange. On dirait que nous quittons un
espace habité depuis longtemps pour plonger dans les entrailles de la terre. Le
chemin semble descendre ... dis-moi, Asturias, toi qui connais cette région,
nous ne descendons pas une nouvelle fois aux Enfers ?
- Je ne crois pas, rétorqua le Dalmate. « Je pense que la
pièce précédente a été transformée en temple par des serviteurs de Caturix,
tels que ceux que nous avons croisés tout à lheure. Ici, cest différent. Ce
chemin ressemble plus à une grotte naturelle. Je ne pense pas que nous nous
rendons aux Enfers, je ne ressens aucune hostilité dans la voix qui nous guide. »
- Tu as raison, moi non plus. Restons cependant sur nos gardes,
répondit Frank en resserrant ses gants de combat autour de ses poignets.
Les serviteurs dAthéna quittèrent bientôt ce boyau lugubre et
traversèrent une large dépression. La hauteur du plafond était telle maintenant
quils ne voyaient plus quune bande rougeâtre au-dessus de leurs têtes en lieu
et place des stalactites menaçant. Un sentier effacé par le temps les guidait
maintenant vers une ligne darbres. Devant, ils ne voyaient que des troncs de
dimensions et de formes innombrables : droits, courbés, tortueux, lisses, noueux,
verts, gris ... les troncs étaient tous recouvert dune sorte de mousse
lumineuse rendant latmosphère particulièrement singulière. « Avez-vous
déjà vu quelque chose de semblable ? Des arbres poussant sous terre, cest
impossible », murmura Shiro pour ne pas briser le silence qui régnait. Par
moment, un égouttement dhumidité donnait un peu de vie à lensemble,
alimentant les innombrables veines deau qui convergeaient vers une imposante
masse rocheuse, visible par delà la cime des arbres. « Venez à moi,
maintenant » résonna la voix féminine. Les éphèbes se regardèrent un à un
et se mirent en route, plongeant à travers ce bois sans pouvoir lutter,
irrémédiablement attirés. Au bout dun moment, lair se fit chaud et étouffant.
Les arbres étaient de plus en plus serrés, il était difficile de se frayer un
passage à travers les branches qui écorchaient les vêtements et les chairs des
éphèbes. Macubex trébucha ainsi au détour dune racine, sa tête venant heurter
une grosse pierre.
« Ça va ? » sinquiéta Mâa en se portant au secours de
son compagnon. « Laisse-moi moccuper de ta blessure au front, jai de
quoi te soigner dans ma sacoche. »
Macubex ne dit mot. Il se contentait de regarder fixement devant
lui. Il prit la pierre dans ses mains et la dégagea, saisi dun rire nerveux.
« Regardez donc ce que la Providence vient de nous donner ! ». Plus
quune simple pierre, lEtranger venait de tomber sur un texte gravé récemment.
Cétait du grec, langue que tous avaient plus ou moins appris à maîtriser au
Sanctuaire. Érudit, comme Shiro et Asturias, Macubex lut à voix haute les
quelques phrases.
Mon testament - pour le monde
des simples Mortels !
Je suis arrivé jusquici. Mes
fidèles serviteurs sont tous morts. Jai trouvé et scellé lantre de Caturix,
cela retiendra ses sbires pour un temps. Il nest cependant pas seul, un autre
dieu guerrier laccompagne et il saura lui porter assistance. Cependant quelque
chose minquiète plus encore : ces deux divinités ne sont pas celles qui ont
détruit mon île bien aimée de Thira. Non, il y a quelquun ou quelque chose
dautre. Je ne comprends pas.....
Ma lecture des astres
aurait-été faussée ? Ma puissante magie serait-elle en train de disparaître ?
Je ne vois quune solution : aller dans le pays du froid éternel, comme mon songe
me la montré. Je vais donc rejoindre Démèter, satisfaire sa demande et
rejoindre ainsi le Seisishiki. Ensuite je trouverai le passage menant en
Niflheim, le territoire de la démoniaque Hel, terre du froid éternel.
Jai ressenti une présence il y
a quelques jours. Je suis suivi. Un être me suit,il est différent des guerriers sombres de
Caturix. Cest un être humain, il dégage quelque chose de très spécial ... un
pouvoir que je ne connaissais quaux divinités ...
Quoiquil en soit, ma décision
est prise. Notre projet va aboutir : nous allons détruire les dieux !
- Voici donc le mystère de Maiegeiam élucidé, se désola Mâa, « et
nous avons échoué. Le Mage des mages a rejoint le Monde des Morts pour
parachever son complot contre les dieux. »
- Jai peine à y croire. Cest, comment dire, cest ... cest trop
simple ! Cest encore un de ses tours. Pourquoi Maiegeiam aurait-il laissé ses
intentions sur une stèle de pierre au milieu dune forêt perdue sous un
sanctuaire consacré à Caturix ? Tout ceci ne tient pas.
- Les faits sont pourtant clairs, Shiro.
Macubex sassit songeur, passant une main sur son front pour le
dégager de sa mèche brune tombante.
« Je crois que Maiegeiam a réellement laissé ce testament
dans lespoir quun jour, par le plus grand des hasards, des mortels comme nous
puissent le trouver. Ainsi nous pourrions comprendre pourquoi les dieux
auraient disparu en des temps anciens. Il navait simplement pas prévu que
cette stèle serait découverte aussi vite. »
Asturias resta de longs instants à caresser la pierre, comme sil
espérait quelle lui livrerait des secrets enfouis sous les couches de matière
minérale. Il finit par croiser le regard de Frank. Leur complicité naissante
était réelle, si bien quils dire en même temps « La voix de femme ».
Le Dalmate poursuivit seul.
- Maiegeiam est venu, daprès ce texte, chercher ici un passage
devant le conduire à ce Seisishiki. Démèter, que je connais par mes lectures,
devait ly conduire. Ce bois serait donc un passage vers un autre monde.
- Cela se tient. Mais que viennent faire les serviteurs de Caturix
dans cette histoire ? Et qui est cette Hel ? Sans compter que Maiegeiam était
suivi, peut-être par un assassin ? se risqua Frank en se grattant le menton
lair perplexe.
- Ce nest pas tout, poursuivit Asturias. Le Maître de Crystal
nous a déjà parlé du Niflheim. Il doit donc sagir dun endroit très important
à propos duquel nous devrons en apprendre davantage. Concernant Démèter, il
sagit dune déesse grecque consacrée aux choses de la nature.
Il prit son calepin de cuir et se remémora quelques éléments après
lavoir rapidement parcouru.
- Voilà : Démèter, la Généreuse, le Fruit Magnifique, mère de
Perséphone qui est la femme dHadès, divinité des Enfers. Elle commande à la
fertilité et aux saisons. Les Grecs pensent que lorsquelle rejoint sa fille
aux Enfers, lhiver survient.
- Intéressantes connaissances que tu as rassemblées mon cher
Asturias. Et tu aurais quelque chose sur ce« Seisishiki » ?
- Hélas non, Mâa. Rien, répondit-il dépité.
- Je connais le Seisishiki. Shiro ferma les yeux pour se plonger
dans ses lointains souvenirs. Son père lamenait souvent voir le Chaman pour
lui apprendre des secrets extraordinaires sur le monde. Cest ce dernier qui
lui avait parlé de cet endroit. Il reprit :
« Cest le Puits des Âmes : lorsque nous mourons, notre âme
parcourt les Enfers jusquà la Montagne du Seisishiki ; là les âmes de tous les
mortels se jettent pour rejoindre le monde des morts qui leur ont été attribué
en fonction de la divinité quils ont adoré. Si lon en croit Maiegeiam,
Démèter permet aux mortels de rejoindre ce puits de leur vivant ... »
Cette révélation était extraordinaire. Les éphèbes mesuraient
combien leur destin les menait vers des choses quils nauraient jamais espérer
connaître dans leurs rêves les plus fous. Disciple des prêtres de Râ, Mâa, à la
longue chevelure dorée, était le plus troublé. Il pensait tout connaître du
voyage des morts, de la pesée des âmes, de Nephtys[iii] et d'Osiris[iv] ... Décidément, le service
dAthéna bouleversait ses croyances les plus fortes. La voix qui les avait menés
jusqualors sadressa à eux dans une douce mélodie, les tirant de leurs
réflexions. Machinalement, ils se mirent debout, Frank prenant tout de même le
temps de ramasser le testament de Maiegeiam et de le mettre dans son sac à dos,
et se dirigèrent vers la masse rocheuse qui se dressait au loin. Ils marchèrent
ainsi en silence pendant une bonne heure, à travers les arbres dont les
branches semblaient sécarter devant eux, se refermant derrière Macubex qui
fermait la marche.
Elle était là, devant une grotte doù émanait de lugubres
murmures. Son regard intense était aussi pénétrant que la lumière de la plus
brillante des étoiles un soir dété. Elle ne les regardait pas, elle sondait
directement leurs âmes. Démèter aux cheveux de soie noire les attendait depuis
longtemps. Une robe verte, aux motifs végétatifs dor et démeraude dessinait
les formes dune somptueuse femme. Elle tenait dans sa main droite une lance
dont la pointe dégageait un léger halo de lumière tamisée. Le long de ses bras
dénudés, remontant jusquà ses cheveux maintenus par une couronne de fleurs,
des feuilles de lauriers et de vigne se balançaient au gré de la petite brise
qui sortait de la grotte. Les éphèbes, subjugués par tant de prestance, mirent
un genou à terre. Dune voix cristalline elle sadressa aux mortels qui
venaient à sa rencontre.
« Ainsi, voici que viennent à moi les serviteurs dAthéna.
Vous avez répandu le sang en chemin, vous marchez dans les pas de la Mort.
Votre déesse ne pouvait rien pour vous dans les Enfers que vous avez foulés,
pourtant une entité a jugé bon de veiller sur vous et de vous ramener dans le
monde des vivants. Cest assez inattendu de sa part. Vous avez ouvert ce qui
devait rester à jamais fermer, mais si vous vivez cest que tout ceci était
prévu, quelque part dans les étoiles. Quoiquil en soit, on ne ressort pas
indemne de telles aventures. Ici, dans mon passage, Athéna ne peut rien pour
vous. Je vous ordonne donc de respecter mon rite de purification pour avoir
souillé mes terres en venant ici sans vous y être préparés. Vous rejoindrez mon
sanctuaire, à Eleusis[v]. Dans le Ploutonion[vi] vous accomplirez le rite.
Avant que je vous renvoie à la Déesse-Mère qui me la demandé, retrouvez votre
compagnon égaré. Lui aussi a survécu aux Enfers. »
Une onde de chaleur jaillit soudain de la grotte. Les éphèbes d’Argent
reconnurent le Souffle Divin quils avaient appris à reconnaître grâce à Yolos.
Mais en cet instant, ce nétait pas le Guerrier Sacré d’Argent du Triangle qui
savançait vers eux. Lhomme savançait calmement, entouré dune aura de feu.
Il portait une armure aux couleurs argent et écarlate. Cette dernière lui
couvrait totalement le thorax et les épaules, laissant apparaître un abdomen musclé
mais parcouru de nombreuses cicatrices. Son bas-ventre était protégé par une
jupe de métal, comme son genou et ses tibias. Ses avant-bras portaient le même
type de protection écarlate. Sa tête était couverte dun casque conique, dérivé
des casques hoplitiques, portant au niveau du front trois pics dorés. Trois
queues de plumes de bronze ondulaient derrière au rythme de sa marche.
Lensemble de larmure, finement ciselée, comportait de nombreux motifs en
arabesques complexes, des dessins doiseaux en feu, des représentations de
lutte et des mots grecs. Le premier, Macubex tenta de les déchiffrer :
« Phénix de bronze ». Mâa avait à peine remarqué larmure. Il était
resté sans voix devant le visage quil avait reconnu malgré les traces de fatigue,
les cinq années passées, les cicatrices apparentes.
« SETH ! » hurla-t-il les larmes aux yeux. « Seth !
Tu as réussi, tu es bien vivant. »
Seth, Guerrier Sacré de bronze du Phénix était bien là. Il avait
survécu à ses épreuves. Ils auraient loccasion de parler plus tard, car
Démèter, généra un tourbillon de feuilles argentées les guidant à travers le
temps et lespace vers une destination inconnue.
[i] Se référer à l’annexe concernant l’Ordre de l’Indicible pour plus de précisions.
[ii] Divinité gauloise apparaissant sur six stèles retrouvées en Allemagne et en Suisse. Il est associé sur ces stèles à Mars, dieu de la guerre romain … ce qui explique ses titres dans cette histoire.
[iii] Divinité égyptienne, sœur d'Isis, d'Osiris et de Seth dont elle est également l'épouse. Nous la croiserons plus tard.
[iv] Divinité égyptienne, dieu de la vie et de la mort.
[v] Sanctuaire qui se trouve à proximité d'Athènes, connu pour ses Mystères sur lesquels nous reviendrons par ailleurs.
[vi] Principal temple consacré à Démèter en Eleusis.