Agité. Le sommeil de Dohko fut on peut plus agité. Cela faisait des semaines que ce cauchemar n’était pas revenu le hanter. Chaque fois, le même schéma se reproduisait. Il se revoyait enfant, à un âge indéterminable. Une femme, il supposait qu’elle était sa mère, lui faisait face. L’expression de terreur indicible qui déformait son visage maternel cédait toujours la place à celle de la douleur. Le jeune Dohko voyait alors le poignard qui lui perforait le cœur, la vidant inexorablement de son sang. Puis elle s’écroulait et dans un dernier soupir, vibrant testament, murmurait son nom.
Comme les fois passées, il se releva en nage, haletant pour reprendre son souffle. L’image qui se forma dans son esprit fut pour le moins surprenante. Il ne se trouvait plus au bord de sa cascade favorite mais dans un temple vaste et cossu. Installé sur un lit aussi sommaire que confortable, il remettait tant bien que mal ses idées en place, quand on lui parla doucement à l’oreille :
- Vous êtes enfin réveillé. Désirez-vous manger quelque chose ?
Une jeune fille, belle comme un rayon de soleil, lui souriait paisiblement. Elle lui offrit un plateau de nourriture qui le fit aussitôt saliver. Dohko, affamé, la remercia et, sans se poser de questions, dévora sans se faire prier les mets savoureux.
- Ou suis-je, articula-t-il entre deux bouchées.
- Quelle question ! Mais au sanctuaire voyons !
Dohko manqua d’avaler de travers.
- Au sanctuaire, répéta-t-il. Mais alors ce temple, c’est…
- Celui du Sagittaire ! Et j’en suis le dévoué gardien !
Un Saint d’or fit son entrée. L’air autoritaire, il dévisagea l’homme de Rozan, essayant de prendre l’ascendant psychologique. Dohko remarqua en premier sa longue chevelure brune, extrêmement bouclée et constellée d’une myriade d’accessoires. Hormis cette originalité capillaire, le reste de sa personne était beaucoup plus classique. Il possédait une carrure d’athlète, un faciès agréable mais viril et un regard d’ébène, intransigeant.
- Je suis Calahël, Saint d’or du Sagittaire, se présenta-t-il. Rebecca, tu peux vaquer à tes occupations ! Merci de t’être dérangée !
La jeune fille obéit docilement. Dohko ne put s’empêcher de la regarder partir, s’extasiant sur la souplesse de sa démarche et la finesse de son joli minois.
- Pourquoi m’avoir conduit ici, demanda-t-il de but en blanc.
- Je n’y suis pour rien, riposta Calahël. Fiodor et Vassili ont jugé préférable de t’emmener avec eux, pour te remercier de leur avoir sauver la vie. Tu étais dans un état d’épuisement dramatique ! Mais tu as pourtant recouvré tes forces en un temps record !
- Leur décision a l’air de te contrarier ! Tes disciples n’ont-ils le droit de faire preuve de charité ?
- Ils ne sont pas mes disciples, mais mes protégés ! C’est d’ailleurs pour minimiser leurs ennuis que je t’ai installé dans mon temple ! Sans cela, tu te serais éveillé sur le sol d’une geôle !
Dohko comprit que Calahël voyait en lui une menace et que sa présence au sanctuaire allait sans nul doute provoquer un malaise.
- Je ne demande qu’à partir, proclama-t-il. Mon…
Le Maître de Shiryu se tut. Une brume improbable venait d‘envahir le temple, réussissant a en masquer l’architecture. Autour des deux protagonistes, maintes ombres grimaçantes se dessinaient. Dohko se leva, prêt à en découdre si besoin était. Calahël, quand à lui, s’écria exaspéré :
- Tes tours de passe-passe ne m’amusent pas Niemand ! Montre-toi immédiatement !
La brume se dissipa, dévoilant un deuxième Saint. Un œil avisé reconnaîtrait en son équipement l’armure qui, plus tard, appartiendrait à Aphrodite, celle des Poissons. Mais son porteur n’avait que peu de points communs avec son lointain successeur. A commencé par sa démarche, d’une nonchalance calculée. Autre différence notable, son visage, situé très loin des canons de la beauté chers au futur adversaire de Shun, affichait un nez aquilin et des pommettes un peu trop saillantes.
Ces longs cheveux, noirs de jais, étaient rabattus tant bien que mal sur la nuque, et retenus par un bandeau bariolé. Malgré tout, le personnage ne manquait pas d’un certain charme, dû en grande partie à son regard indigo, pétillant et rieur.
- Tu n’es vraiment qu’un rabat-joie, lança-t-il à l’adresse de Calahël. Moi qui me faisait un devoir de divertir notre invité ! Tu gâches tous mes effets !
- En tant que Saint d’or…
- … Nous devons nous montrer digne de l’honneur qui nous incombe et tâcher d’être des modèles de droitures, etc. etc.… Tes formules sont vraiment usées jusqu'à la moelle ! Pourquoi m’en vouloir autant d’essayer de réchauffer l’atmosphère ? L’ambiance au sanctuaire est parfois si mortellement ennuyeuse, que j’en arrive à regretter mes activités passées !
- Tu as vraiment du toupet de parler ainsi, s’emporta le Saint du Sagittaire. Aurais-tu oublié ce que tu dois à la déesse et…
Soudain, il se rappela la présence de Dohko qui restait coi devant ces joutes verbales inattendues.
- Passons, annonça Calahël, toussotant pour se redonner une contenance. Quel bon vent t’amène en mon humble demeure ?
- Un vent divin ! J’ai reçu l’ordre d’accompagner notre convive jusqu'à la salle du grand Pope ! Nos grandes pontes souhaiteraient s’entretenir avec lui !
Calahël se rembrunit. La perspective de laisser un intrus pénétrer encore plus en avant du domaine sacré ne l’égayait pas du tout. Mais il ne se permit aucun commentaire et déclara simplement :
- Quitte à rencontrer la déesse, autant te rendre présentable ! Attends une minute !
Il ouvrit un coffret placé à coté du lit de fortune et en retira une somptueuse tunique chinoise bleu azur. Il l’offrit à Dohko et ironique, déclara :
- Cadeau de bienvenue au sanctuaire ! J’espère qu’elle sera à ta taille !
- C’est un présent royal, répondit, sur le même ton, l’intéressé en s’en revêtant.
- Excusez-moi d’interrompre brutalement cet intermède vestimentaire, s’immisça Niemand. La princesse attend ! Mon cher Dohko, si tu veux bien me suivre !
Dohko s’exécuta sans sourciller. Avant de quitter la demeure du Sagittaire, le Saint des Poissons fit ses adieux à son propriétaire d’une façon acidulée :
- Passe mes amitiés à Rebecca ! Dis–lui bien que je me ferais un plaisir de devenir son chevalier servant !
A ce moment Calahël, fulminant, regretta que son temple n’ait pas de porte de service. Car il l’aurait alors volontiers claquée à la figure de cet importun.
- Un jour je t’inculquerai une leçon de savoir-vivre de mon cru, rumina-t-il.
A l’extérieur, l’homme de Rozan, éberlué, découvrit enfin la légendaire vallée du sanctuaire. L’horloge pyrique, inexpugnable, le toisait de toute sa hauteur de géante millénaire. Il constata qu’elle indiquait l’heure du Lion.
- Grandiose, n’est-ce pas ? Les architectes de l’époque n’y ont pas été avec le dos de la cuillère, si tu me permets l’expression. Comme tu l’auras compris, je me nomme Niemand des Poissons, et serai donc ton escorte jusqu’à ce lieu.
Il désigna un bâtiment qu’il identifia comme étant le temple du grand Pope.
- J’espère que tu ne te formaliseras pas pour l’aparté de tout à l’heure ! Calahël n’est pas un mauvais bougre, mais il s’est forgé une idée bien précise de la ligne de conduite que devrait adopter un Saint. Si tu veux mon avis, il prend sa fonction beaucoup trop au sérieux. Voilà pourquoi je m’amuse à le titiller dès que l’occasion se présente. Ce n’est pas très mature, mais bon…
Ainsi les deux compagnons cheminèrent en direction du point névralgique du sanctuaire. Niemand, infatigable, lui fit un rapport détaillé de la vie au domaine sacré. Il parlait sans se départir d’un certain cynisme assez déplacé pour un guerrier de cet ordre. Mais la franchise de ce personnage plut énormément à Dohko qui s’imaginait les serviteurs d’Athéna plus austères que cela. Après avoir traversé sans heurt les maisons du Capricorne et du Verseau, vides soit dit en passant, le Saint des Poissons marqua un arrêt à l’entrée de sa propre demeure.
- Nous voilà chez moi ! dit-il. Je t’en prie, passe le premier !
Dohko obéit. Cette docilité, bien sûr, était factice. A la moindre alerte, le tigre sortirait de sa tanière et déchiquetterait tout agresseur éventuel. A l’intérieur, il fut surpris de découvrir l’armure du Dragon qui, patiemment, attendait son arrivée.
- C’est donc là que tu étais… lui murmura-t-il. Tu m’auras fait connaître bien des péripéties !
- Ma résidence te plait-elle ? Je l’espère car c’est la dernière vision que tu auras de ce triste monde !
- Comment… !
Sans crier gare, Niemand décocha un violent coup de pied circulaire à son hôte. Dans l’ombre, le tigre ne tarderait pas à s’éveiller de bien méchante humeur.